René Descartes "Discours de la méthode" Édition Victor Cousin Paris, 1824. Encodé et transmis à ABU par Pierre Cubaud (cubaud@cnam.cnam.fr). Version Hypertext @Gordon Inkster (g.inkster@lancaster.ac.uk) 1994
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DISCOURS
DE LA METHODE
POUR BIEN CONDUIRE SA RAISON,
ET CHERCHER LA VERITE DANS LES SCIENCES
Si ce discours semble trop long pour être lu en une fois, on le pourra
distinguer en six parties. Et, en la première, on trouvera diverses considérations
touchant les sciences. En la seconde, les principales règles de la méthode que
l'auteur a cherchée. En la troisième, quelques unes de celles de la morale
qu'il a tirée de cette méthode. En la quatrième, les raisons par lesquelles
il prouve l'existence de Dieu et de l'âme humaine, qui sont les fondements de
sa métaphysique. En la cinquième, l'ordre des questions de physique qu'il a
cherchées, et particulièrement l'explication des mouvements du coeur et de
quelques autres difficultés qui appartiennent à la médecine; puis aussi la
différence qui est entre notre âme et celle des bêtes. Et en la dernière,
quelles choses il croit être requises pour aller plus avant en la recherche de
la nature qu'il n'a été, et quelles raisons l'ont fait écrire.
PREMIERE
PARTIE
Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée; car chacun pense en être
si bien pourvu [122] que ceux même qui sont les plus difficiles à Contenter en
toute autre chose n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont. En quoi
il n'est pas vraisemblable que tous se trompent: mais plutôt cela témoigne que
la puissance de bien juger et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est
proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en
tous les hommes; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce
que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous
conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes
choses. Car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de
l'appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices
aussi bien que des plus grandes vertus; et ceux qui ne marchent que fort
lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s'ils suivent toujours le droit
chemin, que ne font ceux qui courent et qui s'en éloignent.
Pour moi, je n'ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus parfait que
ceux du commun; même j'ai souvent souhaité d'avoir la pensée aussi prompte,
ou l'imagination aussi nette et distincte ou la mémoire aussi ample ou aussi présente,
que quelques autres. Et je ne sache point de qualités que celles-ci qui servent
à la perfection de l'esprit; car pour la raison, ou le sens, d'autant qu'elle
est [123] la seule chose qui nous rend hommes et nous distingue des bêtes, je
veux croire qu'elle est tout entière en un chacun; et suivre en ceci l'opinion
commune des philosophes, qui disent qu'il n'y a du plus et du moins qu'entre les
accidents, et non point entre les formes ou natures des individus d'une même
espèce.
Mais je ne craindrai pas de dire que je pense avoir eu beaucoup d'heur de m'être
rencontré dès ma jeunesse en certains chemins qui m'ont conduit à des considérations
et des maximes dont j'ai formé une méthode, par laquelle il me semble que j'ai
moyen d'augmenter par degrés ma connoissance, et de l'élever peu à peu au
plus haut point auquel la médiocrité de mon esprit et la courte durée de ma
vie lui pourront permettre d'atteindre. Car j'en ai déjà recueilli de tels
fruits, qu'encore qu'au jugement que je fais de moi-même je tâche toujours de
pencher vers le côté de la défiance plutôt que vers celui de la présomption,
et que, regardant d'un oeil de philosophe les diverses actions et entreprises de
tous les hommes, il n'y en ait quasi aucune qui ne me semble vaine et inutile,
je ne laisse pas de recevoir une extrême satisfaction du progrès que je pense
avoir déjà fait en la recherche de la vérité, et de concevoir de telles espérances
pour l'avenir, que si, entre les occupations des hommes, purement hommes, il
[124] y en a quelqu'une qui soit solidement bonne et importante, j'ose croire
que c'est celle que j'ai choisie.
Toutefois il se peut faire que je me trompe, et ce n'est peut-être qu'un peu de
cuivre et de verre que je prends pour de l'or et des diamants. Je sais combien
nous sommes sujets à nous méprendre en ce qui nous touche, et combien aussi
les jugements de nos amis nous doivent être suspects, lorsqu'ils sont en notre
faveur. Mais je serai bien aise de faire voir en ce discours quels sont les
chemins que j'ai suivis, et d'y représenter ma vie comme en un tableau, afin
que chacun en puisse juger, et qu'apprenant du bruit commun les opinions qu'on
en aura, ce soit un nouveau moyen de m'instruire, que j'ajouterai à ceux dont
j'ai coutume de me servir.
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