René Descartes
Discour de la méthode p.2
Ainsi mon dessein n'est pas d'enseigner ici la méthode
que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire
voir en quelle sorte j'ai taché de conduire la mienne. Ceux qui se mêlent de
donner des préceptes se doivent estimer plus habiles que ceux auxquels ils les
donnent; et s'ils manquent en la moindre chose, ils en sont blâmables. Mais, ne
proposant cet écrit que comme une histoire, ou, si vous l'aimez mieux, que
comme une fable, en laquelle, parmi quelques exemples qu'on peut imiter, on en
trouvera [125] peut-être aussi plusieurs autres qu'on aura raison de ne pas
suivre, j'espère qu'il sera utile a quelques uns sans être nuisible à
personne, et que tous me sauront gré de ma franchise.
J'ai été nourri aux lettres dès mon enfance; et, pourcequ'on me persuadoit
que par leur moyen on pouvoit acquérir une connoissance claire et assurée de
tout ce qui est utile à la vie, j'avois un extrême désir de les apprendre.
Mais sitôt que j'eus achevé tout ce cours d'études, au bout duquel on a
coutume d'être reçu au rang des doctes, je changeai entièrement d'opinion.
Car je me trouvois embarrassé de tant de doutes et d'erreurs, qu'il me sembloit
n'avoir fait autre profit, en tâchant de m'instruire, sinon que j'avois découvert
de plus en plus mon ignorance. Et néanmoins j'étois en l'une des plus célèbres
écoles de l'Europe, où je pensois qu'il devoit y avoir de savants hommes, s'il
y en avoit en aucun endroit de la terre. J'y avois appris tout ce que les autres
y apprenoient; et même, ne m'étant pas contenté des sciences qu'on nous
enseignoit, j'avois parcouru tous les livres traitant de celles qu'on estime les
plus curieuses et les plus rares, qui avoient pu tomber entre mes mains. Avec
cela je savois les jugements que les autres faisoient de moi; et je ne voyois
point qu'on m'estimât inférieur à mes condisciples, bien qu'il y en eut déjà
entre eux quelques-uns qu'on [126] destinoit à remplir les places de nos maîtres.
Et enfin notre siècle me sembloit aussi fleurissant et aussi fertile en bons
esprits qu'ait été aucun des précédents. Ce qui me faisoit prendre la liberté
de juger par moi de tous les autres, et de penser qu'il n'y avoit aucune
doctrine dans le monde qui fût telle qu'on m'avoit auparavant fait espérer.
Je ne laissois pas toutefois d'estimer les exercices auxquels on s'occupe dans
les écoles. Je savois que les langues qu'on y apprend sont nécessaires pour
l'intelligence des livres anciens; que la gentillesse des fables réveille
l'esprit; que les actions mémorables des histoires le relèvent, et qu'étant
lues avec discrétion elles aident à former le jugement; que la lecture de tous
les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles
passés, qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée en
laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées; que l'éloquence
a des forces et des beautés incomparables; que la poésie a des délicatesses
et des douceurs très ravissantes; que les mathématiques ont des inventions très
subtiles, et qui peuvent beaucoup servir tant à contenter les curieux qu'à
faciliter tous les arts et diminuer le travail des hommes; que les écrits qui
traitent des moeurs contiennent plusieurs enseignements et plusieurs
exhortations à la vertu qui sont fort utiles; que la [127] théologie enseigne
à gagner le ciel; que la philosophie donne moyen de parler vraisemblablement de
toutes choses, et se faire admirer des moins savants; que la jurisprudence, la médecine
et les autres sciences apportent des honneurs et des richesses à ceux qui les
cultivent et enfin qu'il est bon de les avoir toutes examinées, même les plus
superstitieuses et les plus fausses, afin de connoître leur juste valeur et se
garder d'en être trompé.
Mais je croyois avoir déjà donné assez de temps aux langues, et même aussi
à la lecture des livres anciens, et à leurs histoires, et à leurs fables. Car
c'est quasi le même de converser avec ceux des autres siècles que de voyager.
Il est bon de savoir quelque chose des moeurs de divers peuples, afin de juger
des nôtres plus sainement, et que nous ne pensions pas que tout ce qui est
contre nos modes soit ridicule et contre raison, ainsi qu'ont coutume de faire
ceux qui n'ont rien vu. Mais lorsqu'on emploie trop de temps à voyager, on
devient enfin étranger en son pays; et lorsqu'on est trop curieux des choses
qui se pratiquoient aux siècles passés, on demeure ordinairement fort ignorant
de celles qui se pratiquent en celui-ci. Outre que les fables font imaginer
plusieurs événements comme possibles qui ne le sont point; et que même les
histoires les plus fidèles, si elles ne [128] changent ni n'augmentent la
valeur des choses pour les rendre plus dignes d'être lues, au moins en
omettent-elles presque toujours les plus basses et moins illustres
circonstances, d'où vient que le reste ne paroit pas tel qu'il est, et que ceux
qui règlent leurs moeurs par les exemples qu'ils en tirent sont sujets à
tomber dans les extravagances des paladins de nos romans, et à concevoir des
desseins qui passent leurs forces.
J'estimois fort l'éloquence, et j'étois amoureux de la poésie; mais je
pensois que l'une et l'autre étoient des dons de l'esprit plutôt que des
fruits de l'étude. Ceux qui ont le raisonnement le plus fort, et qui digèrent
le mieux leurs pensées afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent
toujours le mieux persuader ce qu'ils proposent, encore qu'ils ne parlassent que
bas-breton, et qu'ils n'eussent jamais appris de rhétorique; et ceux qui ont
les inventions les plus agréables et qui les savent exprimer avec le plus
d'ornement et de douceur, ne laisseraient pas d'être les meilleurs poëtes,
encore que l'art poétique leur fût inconnu.
Je me plaisois surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de l'évidence
de leurs raisons : mais je ne remarquois point encore leur vrai usage; et,
pensant qu'elles ne servoient qu'aux arts mécaniques, je m'étonnois de ce que
leurs fondements étant si fermes et si solides, on n'avoit rien [129] bâti
dessus de plus relevé : comme au contraire je comparois les écrits des anciens
païens qui traitent des moeurs, à des palais fort superbes et fort magnifiques
qui n'étoient bâtis que sur du sable et sur de la boue : ils élèvent fort
haut les vertus, et les font paroître estimables par-dessus toutes les choses
qui sont au monde; mais ils n'enseignent pas assez à les connoître, et souvent
ce qu'ils apprennent d'un si beau nom n'est qu'une insensibilité, ou un orgueil
. ou un désespoir, ou un parricide.
Je révérois notre théologie, et prétendois autant qu'aucun autre à gagner
le ciel : mais ayant appris, comme chose très assurée, que le chemin n'en est
pas moins ouvert aux plus ignorants qu'aux plus doctes, et que les vérités révélées
qui y conduisent sont au-dessus de notre intelligence, je n'eusse osé les
soumettre à la foiblesse de mes raisonnements; et je pensois que, pour
entreprendre de les examiner et y réussir, il étoit besoin d'avoir quelque
extraordinaire assistance du ciel, et d'être plus qu'homme.
Je ne dirai rien de la philosophie, sinon que, voyant qu'elle a été cultivée
par les plus excellents esprits qui aient vécu depuis plusieurs siècles, et
que néanmoins il ne s'y trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par
conséquent qui ne soit douteuse, je n'avois point assez de [130] présomption
pour espérer d'y rencontrer mieux que les autres; et que, considérant combien
il peut y avoir de diverses opinions touchant une même matière, qui soient
soutenues par des gens doctes, sans qu'il y en puisse avoir jamais plus d'une
seule qui soit vraie, je réputois presque pour faux tout ce qui n'étoit que
vraisemblable.
Puis, pour les autres sciences, d'autant qu'elles empruntent leurs principes de
la philosophie, je jugeois qu'on ne pouvoit avoir rien bâti qui fût solide sur
des fondements si peu fermes; et ni l'honneur ni le gain qu'elles promettent n'étoient
suffisants pour me convier à les apprendre : car je ne me sentois point, grâces
à Dieu, de condition qui m'obligeât à faire un métier de la science pour le
soulagement de ma fortune; et, quoique je ne fisse pas profession de mépriser
la gloire en cynique, je faisois néanmoins fort peu d'état de celle que je
n'espérois point pouvoir acquérir qu'à faux titres. Et enfin, pour les
mauvaises doctrines, je pensois déjà connoître assez ce qu'elles valoient
pour n'être plus sujet à être trompé ni par les pro messes d'un alchimiste,
ni par les prédictions d'un astrologue, ni par les impostures d'un magicien ni
par les artifices ou la vanterie d'aucun de ceux qui font profession de savoir
plus qu'ils ne savent.
C'est pourquoi, sitôt que l'âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs,
je quittai [131] entièrement l'étude des lettres; et me résolvant de ne
chercher plus d'autre science que celle qui se pourroit trouver en moi-même, ou
bien dans le grand livre du monde, j'employai le reste de ma jeunesse à
voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses
humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m'éprouver moi-
même dans les rencontres que la fortune me proposoit, et partout à faire telle
réflexion sur les choses qui se présentoient que j'en pusse tirer quelque
profit. Car il me sembloit que je pourrois rencontrer beaucoup plus de vérité
dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent,
et dont l'événement le doit punir bientôt après s'il a mal jugé, que dans
ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet, touchant des spéculations
qui ne produisent aucun effet, et qui ne lui sont d'autre conséquence, sinon
que peut- être il en tirera d'autant plus de vanité qu'elles seront plus éloignées
du sens commun, à cause qu'il aura dû employer d'autant plus d'esprit et
d'artifice à tâcher de les rendre vraisemblables. Et j'avois toujours un extrême
désir d'apprendre à distinguer le vrai d'avec le faux, pour voir clair en mes
actions, et marcher avec assurance en cette vie.
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