René Descartes
Discour de la méthode p.3
Il est vrai que pendant que je ne faisois que considérer les moeurs
des autres hommes, je n'y [132] trouvois guère de quoi m'assurer, et que j'y
remarquois quasi autant de diversité que j'avois fait auparavant entre les
opinions des philosophes. En sorte que le plus grand profit que j'en retirois étoit
que, voyant plusieurs choses qui, bien qu'elles nous semblent fort extravagantes
et ridicules, ne laissent pas d'être communément reçues et approuvées par
d'autres grands peuples, j'apprenois à ne rien croire trop fermement de ce qui
ne m'avoit été persuadé que par l'exemple et par la coutume : et ainsi je me
délivrois peu à peu de beaucoup d'erreurs qui peuvent offusquer notre lumière
naturelle, et nous rendre moins capables d'entendre raison. Mais, après que
j'eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde, et à
tâcher d'acquérir quelque expérience, je pris un jour résolution d'étudier
aussi en moi-même, et d'employer toutes les forces de mon esprit à choisir les
chemins que je devois suivre; ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble,
que si je ne me fusse jamais éloigné ni de mon pays ni de mes livres.
SECONDE
PARTIE
J'étois alors en Allemagne, où l'occasion des guerres qui n'y sont pas encore
finies m'avoit appelé; et comme je retournois du couronnement de [133]
l'empereur vers l'armée, le commencement de l'hiver m'arrêta en un quartier où,
ne trouvant aucune conversation qui me divertît, et n'ayant d'ailleurs, par
bonheur, aucuns soins ni passions qui me troublassent, je demeurois tout le jour
enfermé seul dans un poêle, où j'avois tout le loisir de m'entretenir de mes
pensées. Entre lesquelles l'une des premières fut que je m'avisai de considérer
que souvent il n'y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de
plusieurs pièces, et faits de la main de divers maîtres, qu'en ceux auxquels
un seul a travaillé. Ainsi voit-on que les bâtiments qu'un seul architecte a
entrepris et achevés ont coutume d'être plus beaux et mieux ordonnés que ceux
que plusieurs ont tâché de raccommoder, en faisant servir de vieilles
murailles qui avoient été bâties à d'autres fins. Ainsi ces anciennes cités
qui, n'ayant été au commencement que des bourgades, sont devenues par
succession de temps de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées, au
prix de ces places régulières qu'un ingénieur trace a sa fantaisie dans une
plaine, qu'encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve
souvent autant ou plus d'art qu'en ceux des autres, toutefois, à voir comme ils
sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées
et inégales, on diroit que c'est plutôt la fortune que la volonté de [134]
quelques hommes usants de raison, qui les a ainsi disposés. Et si on considère
qu'il y a eu néanmoins de tout temps quelques officiers qui ont eu charge de
prendre garde aux bâtiments des particuliers, pour les faire servir à
l'ornement du public, on connoîtra bien qu'il est malaisé, en ne travaillant
que sur les ouvrages d'autrui, de faire des choses fort accomplies. Ainsi je
m'imaginai que les peuples qui, ayant été autrefois demi-sauvages, et ne s'étant
civilisés que peu à peu, n'ont fait leurs lois qu'à mesure que l'incommodité
des crimes et des querelles les y a contraints, ne sauroient être si bien policés
que ceux qui, dès le commencement qu'ils se sont assemblés, ont observé les
constitutions de quelque prudent législateur. Comme il est bien certain que l'état
de la vraie religion, dont Dieu seul a fait les ordonnances, doit être
incomparablement mieux réglé que tous les autres. Et, pour parler des choses
humaines, je crois que si Sparte a été autrefois très florissante, ce n'a pas
été à cause de la bonté de chacune de ses lois en particulier, vu que
plusieurs étoient fort étranges, et même contraires aux bonnes moeurs; mais
à cause que, n'ayant été inventées que par un seul, elles tendoient toutes
à même fin. Et ainsi je pensai que les sciences des livres, au moins celles
dont les raisons ne sont que probables, et qui n'ont aucunes démonstrations, s'étant
composées [135] et grossies peu à peu des opinions de plusieurs diverses
personnes, ne sont point si approchantes de la vérité que les simples
raisonnements que peut faire naturellement un homme de bon sens touchant les
choses qui se présentent. Et ainsi encore je pensai que pourceque nous avons
tous été enfants avant que d'être hommes, et qu'il nous fallu longtemps être
gouvernés par nos appétits e t nos précepteurs, qui étoient souvent
contraires les uns aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne nous
conseilloient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible que
nos jugements soient si purs ni si solides qu'ils auroient été si nous avions
eu l'usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous
n'eussions jamais été conduits que par elle.
Il est vrai que nous ne voyons point qu'on jette par terre toutes les maisons
d'une ville pour le seul dessein de les refaire d'autre façon et d'en rendre
les rues plus belles; mais on voit bien que plusieurs font abattre les leurs,
pour les rebâtir, et que même quelquefois ils y sont contraints, quand elles
sont en danger de tomber d'elles-mêmes, et que les fondements n'en sont pas
bien fermes. A l'exemple de quoi je me persuadai qu'il n'y auroit véritablement
point d'apparence qu'un particulier fît dessein de réformer un état, en y
changeant tout dès les fondements, et en le [136] renversant pour le redresser;
ni même aussi de réformer le corps des sciences, ou l'ordre établi dans les
écoles pour les enseigner : mais que, pour toutes les opinions que j'avois reçues
jusques alors en ma créance, je ne pouvois mieux faire que d'entreprendre une
bonne fois de les en ôter, afin d'y en remettre par après ou d'autres
meilleures, ou bien les mêmes lorsque je les aurois ajustées au niveau de la
raison. Et je crus fermement que par ce moyen je réussirois à conduire ma vie
beaucoup mieux que si je ne bâtissois que sur de vieux fondements et que je ne
m'appuyasse que sur les principes que je m'étois laissé persuader en ma
jeunesse, sans avoir jamais examiné s'ils étoient vrais. Car, bien que je
remarquasse en ceci diverses difficultés, elles n'étoient point toutefois sans
remède, ni comparables à celles qui se trouvent en la réformation des
moindres choses qui touchent le public. Ces grands corps sont trop malaisés à
relever étant abattus, ou même à retenir étant ébranlés, et leurs chutes
ne peuvent être que très rudes. Puis, pour leurs imperfections, s'ils en ont,
comme la seule diversité qui est entre eux suffit pour assurer que plusieurs en
ont, l'usage les a sans doute fort adoucies, et même il en a évité ou corrigé
insensiblement quantité, auxquelles on ne pourroit si bien pourvoir par
prudence; et enfin elles sont quasi toujours plus insupportables que ne [137]
seroit leur changement; en même façon que les grands chemins, qui tournoient
entre des montagnes, deviennent peu à peu si unis et si commodes, à force d'être
frequentés, qu'il est beaucoup meilleur de les suivre, que d'entreprendre
d'aller plus droit, en grimpant au-dessus des rochers et descendant jusques aux
bas des précipices.
C'est pourquoi je ne saurois aucunement approuver ces humeurs brouillonnes et
inquiètes, qui, n'étant appelées ni par leur naissance ni par leur fortune au
maniement des affaires publiques, ne laissent pas d'y faire toujours en idée
quelque nouvelle réformation; et si je pensois qu'il y eût la moindre chose en
cet écrit par laquelle on me pût soupçonner de cette folie, je serois très
marri de souffrir qu'il fût publié. Jamais mon dessein ne s'est étendu plus
avant que de tâcher à réformer mes propres pensées, et de bâtir dans un
fonds qui est tout à moi. Que si mon ouvrage m'ayant assez plu, je vous en fais
voir ici le modèle, ce n'est pas, pour cela, que je veuille conseiller à
personne de l'imiter. Ceux que Dieu a mieux partagés de ses grâces auront peut
être des desseins plus relevés; mais je crains bien que celui-ci ne soit déjà
que trop hardi pour plusieurs. La seule résolution de se défaire de toutes les
opinions qu'on a reçues auparavant en sa créance n'est pas un exemple que
chacun doive [137] suivre. Et le monde n'est quasi composé que de deux sortes
d'esprits auxquels il ne convient aucunement : à savoir de ceux qui, se croyant
plus habiles qu'ils ne sont, ne se peuvent empêcher de précipiter leurs
jugements, ni avoir assez de patience pour conduire par ordre toutes leurs pensées,
d'où vient que, s'ils avoient une fois pris la liberté de douter des principes
qu'ils ont reçus, et de s'écarter du chemin commun, jamais ils ne pourroient
tenir le sentier qu'il faut prendre pour aller plus droit, et demeureroient égarés
toute leur vie; puis de ceux qui, ayant assez de raison ou de modestie pour
juger qu'ils sont moins capables de distinguer le vrai d'avec le faux que
quelques autres par lesquels ils peuvent être instruits, doivent bien plutôt
se contenter de suivre les opinions de ces autres, qu'en chercher eux mêmes de
meilleures.
Et pour moi j'aurois été sans doute du nombre de ces derniers, si je n'avois
jamais eu qu'un seul maître, ou que je n'eusse point su les différences qui
ont été de tout temps entre les opinions des plus doctes. Mais ayant appris dès
le collège qu'on ne sauroit rien imaginer de si étrange et si peu croyable,
qu'il n'ait été dit par quelqu'un des philosophes; et depuis, en voyageant,
ayant reconnu que tous ceux qui ont des sentiments fort contraires aux nôtres
ne sont pas pour cela [139] barbares ni sauvages, mais que plusieurs usent
autant ou plus que nous de raison; et ayant considéré combien un même homme,
avec son même esprit, étant nourri dès son enfance entre des Français ou des
Allemands, devient différent de ce qu'il seroit s'il avoit toujours vécu entre
des Chinois ou des cannibales, et comment, jusques aux modes de nos habits, la même
chose qui nous a plu il y a dix ans, et qui nous plaira peut-être encore avant
dix ans, nous semble maintenant extravagante et ridicule; en sorte que c'est
bien plus la coutume et l'exemple qui nous persuade, qu'aucune connoissance
certaine; et que néanmoins la pluralité des voix n'est pas une preuve qui
vaille rien, pour les vérités un peu malaisées à découvrir, à cause qu'il
est bien plus vraisemblable qu'un homme seul les ait rencontrées que tout un
peuple; je ne pouvois choisir personne dont les opinions me semblassent devoir
être préférées à celles des autres, et je me trouvai comme contraint
d'entreprendre moi-même de me conduire.
Mais, comme un homme qui marche seul, et dans les ténèbres, je me résolus
d'aller si lentement et d'user de tant de circonspection en toutes choses, que
si je n'avançois que fort peu, je me garderois bien au moins de tomber. Même
je ne voulus point commencer à rejeter tout-à-fait aucune des opinions qui s'étoient
pu glisser autrefois en ma [140] créance sans y avoir été introduites par la
raison, que je n'eusse auparavant employé assez de temps à faire le projet de
l'ouvrage que j'entreprenois et à chercher la vraie méthode pour parvenir à
la connoissance de toutes les choses dont mon esprit seroit capable.
J'avois un peu étudié, étant plus jeune, entre les parties de la philosophie,
à la logique, et, entre les mathématiques, à l'analyse des géomètres et à
l'algèbre, trois arts ou sciences qui sembloient devoir contribuer quelque
chose à mon dessein. Mais, en les examinant, je pris garde que, pour la
logique, ses syllogismes et la plupart de ses autres instructions servent plutôt
à expliquer à autrui les choses qu'on sait, ou même, comme l'art de Lulle, à
parler sans jugement de celles qu'on ignore, qu'à les apprendre; et bien
qu'elle contienne en effet beaucoup de préceptes très vrais et très bons, il
y en a toutefois tant d'autres mêlés parmi, qui sont ou nuisibles ou superflus
qu'il est presque aussi malaisé de les en séparer, que de tirer une Diane ou
une Minerve hors d'un bloc de marbre qui n'est point encore ébauché. Puis,
pour l'analyse des anciens et l'algèbre des modernes, outre qu'elles ne s'étendent
qu'à des matières fort abstraites, et qui ne semblent d'aucun usage, la première
est toujours si astreinte à la considération des figures, qu'elle ne peut
[141] exercer l'entendement sans fatiguer beaucoup l'imagination; et on s'est
tellement assujetti en la dernière à certaines règles et à certains
chiffres, qu'on en a fait un art confus et obscur qui embarrasse l'esprit, au
lieu d'une science qui le cultive. Ce qui fut cause que je pensai qu'il falloit
chercher quelque autre méthode, qui, comprenant les avantages de ces trois, fût
exempte de leurs défauts. Et comme la multitude des lois fournit souvent des
excuses aux vices, en sorte qu'un étal est bien mieux réglé lorsque, n'en
ayant que fort peut, elles y sont fort étroitement observées; ainsi, au lieu
de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que
j'aurois assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante
résolution de ne manquer pas une seule fois a les observer.
Le premier étoit de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la
connusse évidemment être telle; c'est-à-dire, d'éviter soigneusement la précipitation
et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui
se présenteroit si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse
aucune occasion de le mettre en doute.
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