René Descartes
Discour de la méthode p.4
Le second, de diviser chacune des difficultés que j'examinerois, en
autant de parcelles qu'il se pourroit, et qu'il seroit requis pour les mieux résoudre.
[142] Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les
objets les plus simples et les plus aisés à connoître, pour monter peu à peu
comme par degrés jusques à la connoissance des plus composés, et supposant même
de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les
autres.
Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales,
que je fusse assuré de ne rien omettre.
Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres
ont coutume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations,
m'avoient donné occasion de m'imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber
sous la connoissance des hommes s'entresuivent en même façon, et que, pourvu
seulement qu'on s'abstienne d'en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et
qu'on garde toujours l'ordre qu'il faut pour les déduire les unes des autres,
il n'y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de
si cachées qu'on ne découvre. Et je ne fus pas beaucoup en peine de chercher
par lesquelles il étoit besoin de commencer: car je savois déjà que c'étoit
par les plus simples et les plus aisées à connoître; et, considérant
qu'entre tous ceux qui ont ci-devant recherché la vérité dans les sciences,
il n'y a eu que les seuls mathématiciens qui ont pu [143] trouver quelques démonstrations,
c'est-à-dire quelques raisons certaines et évidentes, je ne doutois point que
ce ne fût par les mêmes qu'ils ont examinées; bien que je n'en espérasse
aucune autre utilité, Sinon qu'elles accoutumeroient mon esprit à se repaître
de vérités, et ne se contenter point de fausses raisons. Mais je n'eus pas
dessein pour cela de tâcher d'apprendre toutes ces sciences particulières
qu'on nomme communément mathématiques; et voyant qu'encore que leurs objets
soient différents elle ne laissent pas de s'accorder toutes, en ce qu'elles n'y
considèrent autre chose que les divers rapports ou proportions qui s'y
trouvent, je pensai qu'il valoit mieux que j'examinasse seulement ces
proportions en général, et sans les supposer que dans les sujets qui
serviroient à m'en rendre la connoissance plus aisée, même aussi sans les y
astreindre aucunement, afin de les pouvoir d'autant mieux appliquer après à
tous les autres auxquels elles conviendroient. Puis, ayant pris garde que pour
les connoître j'aurois quelquefois besoin de les considérer chacune en
particulier, et quelquefois seulement de les retenir, ou de les comprendre
plusieurs ensemble, je pensai que, pour les considérer mieux en particulier, je
les devois supposer en des lignes, à cause que je ne trouvois rien de plus
simple, ni que je pusse plus distinctement représenter à mon imagination [144]
et à mes sens; mais que, pour les retenir, ou les comprendre plusieurs
ensemble, il falloit que je les expliquasse par quelques chiffres les plus
courts qu'il seroit possible; et que, par ce moyen, j'emprunterois tout le
meilleur de l'analyse géométrique et de l'algèbre, et corrigerois tous les défauts
de l'une par l'autre.
Comme en effet j'ose dire que l'exacte observation de ce peu de préceptes que
j'avois choisis me donna telle facilité à démêler toutes les questions
auxquelles ces deux sciences s'étendent, qu'en deux ou trois mois que
j'employai à les examiner, ayant commencé par les plus simples et plus générales,
et chaque vérité que je trouvois étant une règle qui me servoit après à en
trouver d'autres, non seulement je vins à bout de plusieurs que j'avois jugées
autrefois très difficiles, mais il me sembla aussi vers la fin que je pouvois déterminer,
en celles même que j'ignorois, par quels moyens et jusqu'où il étoit possible
de les résoudre. En quoi je ne vous paroîtrai peut-être pas être fort vain,
si vous considérez que, n'y ayant qu'une vérité de chaque chose, quiconque la
trouve en sait autant qu'on en peut savoir; et que, par exemple, un enfant
instruit en l'arithmétique, ayant fait une addition suivant ses règles, se
peut assurer d'avoir trouvé, touchant la somme qu'il examinoit, tout ce que
l'esprit humain [145] sauroit trouver: car enfin la méthode qui enseigne à
suivre le vrai ordre, et à dénombrer exactement toutes les circonstances de ce
qu'on cherche, contient tout ce qui donne de la certitude aux règles d'arithmétique.
Mais ce qui me contentoit le plus de cette méthode étoit que par elle j'étois
assuré d'user en tout de ma raison, sinon parfaitement, au moins le mieux qui fût
en mon pouvoir : outre que je sentois, en la pratiquant, que mon esprit
s'accoutumoit peu à peu à concevoir plus nettement et plus distinctement ses
objets; et que, ne l'ayant point assujettie à aucune matière particulière, je
me promettois de l'appliquer aussi utilement aux difficultés des autres
sciences que j'avois fait à celles de l'algèbre. Non que pour cela j'osasse
entreprendre d'abord d'examiner toutes celles qui se présenteroient, car cela même
eût été contraire à l'ordre qu'elle prescrit : mais, ayant pris garde que
leurs principes devoient tous être empruntés de la philosophie, en laquelle je
n'en trouvois point encore de certains, je pensai qu'il falloit avant tout que
je tâchasse d'y en établir; et que, cela étant la chose du monde la plus
importante, et où la précipitation et la prévention étoient le plus à
craindre, je ne devois point entreprendre d'en venir à bout que je n'eusse
atteint un âge bien plus mûr que celui de vingt-trois ans que j'avois alors,
et que je n'eusse [146] auparavant employé beaucoup de temps à m'y préparer,
tant en déracinant de mon esprit toutes les mauvaises opinions que j'y avois reçues
avant ce temps-là, qu'en faisant amas de plusieurs expériences, pour être après
la matière de mes raisonnements, et en m'exerçant toujours en la méthode que
je m'étois prescrite, afin de m'y affermir de plus en plus.
TROISIEME
PARTIE
Et enfin, comme ce n'est pas assez, avant de commencer à rebâtir le logis où
on demeure, que de l'abattre, et de faire provision de matériaux et
d'architectes, ou s'exercer soi-même à l'architecture, et outre cela d'en
avoir soigneusement tracé de dessin, mais qu'il faut aussi s'être pourvu de
quelque autre où on puisse être logé commodément pendant le temps qu'on y
travaillera; ainsi, afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions,
pendant que la raison m'obligeroit de l'être en mes jugements, et que je ne
laissasse pas de vivre dès lors le plus heureusement que je pourrois, je me
formai une morale par provision, qui ne consistoit qu'en trois ou quatre maximes
dont je veux bien vous faire part.
La première étoit d'obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant
constamment la [147] religion en laquelle Dieu m'a fait la grâce d'être
instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les
opinions les plus modérées et les plus éloignées de l'excès qui fussent
communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels
j'aurois à vivre. Car, commençant dès lors à ne compter pour rien les
miennes propres, à cause que je les voulois remettre toutes à l'examen, j'étois
assuré de ne pouvoir mieux que de suivre celles des mieux sensés. Et encore
qu'il y en ait peut-être d'aussi bien sensés parmi les Perses ou les Chinois
que parmi nous, il me sembloit que le plus utile étoit de me régler selon ceux
avec lesquels j'aurois à vivre; et que, pour savoir quelles étoient véritablement
leurs opinions, je devois plutôt prendre garde à ce qu'ils pratiquoient qu'à
ce qu'ils disoient, non seulement à cause qu'en la corruption de nos moeurs il
y a peu de gens qui veuillent dire tout ce qu'ils croient, mais aussi à cause
que plusieurs l'ignorent eux-mêmes; car l'action de la pensée par laquelle on
croit une chose étant différente de celle par laquelle on connoît qu'on la
croit, elles sont souvent l'une sans l'autre. Et, entre plusieurs opinions également
reçues, je ne choisissois que les plus modérées, tant à cause que ce sont
toujours les plus commodes pour la pratique, et vraisemblablement les
meilleures, tous excès ayant coutume d'être mauvais, comme aussi [148] afin de
me détourner moins du vrai chemin, en cas que je faillisse, que si, ayant
choisi l'un des extrêmes, c'eût été l'autre qu'il eût fallu suivre. Et
particulièrement je mettois entre les excès toutes les promesses par
lesquelles on retranche quelque chose de sa liberté; non que je désapprouvasse
les lois, qui, pour remédier à l'inconstance des esprits foibles, permettent,
lorsqu'on a quelque bon dessein, ou même, pour la sûreté du commerce, quelque
dessein qui n'est qu'indifférent, qu'on fasse des voeux ou des contrats qui
obligent à y persévérer mais à cause que je ne voyois au monde aucune chose
qui demeurât toujours en même état, et que, pour mon particulier, je me
promettois de perfectionner de plus en plus mes jugements, et non point de les
rendre pires, j'eusse pensé commettre une grande faute contre le bon sens, si,
pourceque j'approuvois alors quelque chose, je me fusse obligé de la prendre
pour bonne encore après, lorsqu'elle auroit peut-être cessé de l'être, ou
que j'aurois cessé de l'estimer telle.
Paragraphes précédents 61 ... 80 Paragraphes suivants