René Descartes
Discour de la méthode p.5
Ma seconde maxime étoit d'être le plus ferme et le plus résolu en
mes actions que je pourrois, et de ne suivre pas moins constamment les opinions
les plus douteuses lorsque je m'y serois une fois déterminé, que si elles
eussent été très assurées : imitant en ceci les voyageurs, qui, se trouvant
égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en [149] tournoyant tantôt
d'un côté tantôt d'un autre, ni encore moins s'arrêter en une place, mais
marcher toujours le plus droit qu'ils peuvent vers un même côté, et ne le
changer point pour de foibles raisons, encore que ce n'ait peut-être été au
commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir; car, par
ce moyen, s'ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à
la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu
d'une forêt. Et ainsi les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai,
c'est une vérité très certaine que, lorsqu'il n'est pas en notre pouvoir de
discerner les plus vraies opinions, nous devons suivre les plus probables; et même
qu'encore que nous ne remarquions point davantage de probabilité aux unes
qu'aux autres, nous devons néanmoins nous déterminer à quelques unes, et les
considérer après, non plus comme douteuses en tant qu'elles se rapportent à
la pratique, mais comme très vraies et très certaines, à cause que la raison
qui nous y a fait déterminer se trouve telle. Et ceci fut capable dès lors de
me délivrer de tous les repentirs et les remords qui ont coutume d'agiter les
consciences de ces esprits foibles et chancelants qui se laissent aller
inconstamment à pratiquer comme bonnes les choses qu'ils jugent après être
mauvaises.
Ma troisième maxime étoit de tâcher toujours [150] plutôt à me vaincre que
la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde, et généralement de
m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir
que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux touchant
les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est
au regard de nous absolument impossible. Et ceci seul me sembloit être
suffisant pour m'empêcher de rien désirer à l'avenir que je n'acquisse, et
ainsi pour me rendre content; car notre volonté ne se portant naturellement à
désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon
comme possibles, il est certain que si nous considérons tous les biens qui sont
hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n'aurons pas
plus de regret de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance,
lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder
pas les royaumes de la Chine ou de Mexique; et que faisant, comme on dit, de nécessité
vertu, nous ne désirerons pas davantage d'être sains étant malades, ou d'être
libres étant en prison, que nous faisons maintenant d'avoir des corps d'une
matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme
les oiseaux. Mais j'avoue qu'il est besoin d'un long exercice, et d'une méditation
souvent réitérée, pour [151] s'accoutumer à regarder de ce biais toutes les
choses; et je crois que c'est principalement en ceci que consistoit le secret de
ces philosophes qui ont pu autrefois se soustraire de l'empire de la fortune,
et, malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs
dieux. Car, s'occupant sans cesse à considérer les bornes qui leur étoient
prescrites par la nature, ils se persuadoient si parfaitement que rien n'étoit
en leur pouvoir que leurs pensées, que cela seul étoit suffisant pour les empêcher
d'avoir aucune affection pour d'autres choses; et ils disposoient d'elles si
absolument qu'ils avoient en cela quelque raison de s'estimer plus riches et
plus puissants et plus libres et plus heureux qu'aucun des autres hommes, qui,
n'ayant point cette philosophie, tant favorisés de la nature et de la fortune
qu'ils puissent être, ne disposent jamais ainsi de tout ce qu'ils veulent.
Enfin, pour conclusion de cette morale, je m'avisai de faire une revue sur les
diverses occupations qu'ont les hommes en cette vie, pour tâcher à faire choix
de la meilleure; et, sans que je veuille rien dire de celles des autres, je
pensai que je ne pouvois mieux que de continuer en celle-là même où je me
trouvois, c'est-à-dire que d'employer toute ma vie à cultiver ma raison, et
m'avancer autant que je pourrois en la connoissance de la vérité, suivant la méthode
que je m'étois prescrite. [152] J'avois éprouvé de si extrêmes contentements
depuis que j'avois commencé à me servir de cette méthode, que je ne croyois
pas qu'on en pût recevoir de plus doux ni de plus innocents en cette vie; et découvrant
tous les jours par son moyen quelques vérités qui me sembloient assez
importantes et communément ignorées des autres hommes, la satisfaction que
j'en avois remplissoit tellement mon esprit que tout le reste ne me touchoit
point. Outre que les trois maximes précédentes n'étoient fondées que sur le
dessein que j'avois de continuer à m'instruire: car Dieu nous ayant donné à
chacun quelque lumière pour discerner le vrai d'avec le faux, je n'eusse pas
cru me devoir contenter des opinions d'autrui un seul moment, si je ne me fusse
proposé d'employer mon propre jugement à les examiner lorsqu'il seroit temps;
et je n'eusse su m'exempter de scrupule en les suivant, si je n'eusse espéré
de ne perdre pour cela aucune occasion d'en trouver de meilleures en cas qu'il y
en eût; et enfin, je n'eusse su borner mes désirs ni être content, si je
n'eusse suivi un chemin par lequel, pensant être assuré de l'acquisition de
toutes les connoissances dont je serois capable, je le pensois être par même
moyen de celle de tous les vrais biens qui seroient jamais en mon pouvoir;
d'autant que, notre volonté ne se portant à suivre ni à fuir aucune chose que
selon que notre entendement [153] la lui représente bonne ou mauvaise, il
suffit de bien juger pour bien faire, et de juger le mieux qu'on puisse pour
faire aussi tout son mieux, c'est-à-dire pour acquérir toutes les vertus, et
ensemble tous les autres biens qu'on puisse acquérir; et lorsqu'on est certain
que cela est, on ne sauroit manquer d'être content.
Après m'être ainsi assuré de ces maximes, et les avoir mises à part avec les
vérités de la foi, qui ont toujours été les premières en ma créance, Je
jugeai que pour tout le reste de mes opinions je pouvois librement entreprendre
de m'en défaire. Et d'autant que j'espérois en pouvoir mieux venir à bout en
conversant avec les hommes qu'en demeurant plus long-temps renfermé dans le poêle
où j'avois eu toutes ces pensées, l'hiver n'étoit pas encore bien achevé que
je me remis à voyager. Et en toutes les neuf années suivantes je ne fis autre
chose que rouler çà et là dans le monde, tâchant d'y être spectateur plutôt
qu'acteur en toutes les comédies qui s'y jouent; et, faisant particulière ment
réflexion en chaque matière sur ce qui la pouvoit rendre suspecte et nous
donner occasion de nous méprendre, je déracinois cependant de mon esprit
toutes les erreurs qui s'y étoient pu glisser auparavant. Non que j'imitasse
pour cela les sceptiques, qui ne doutent que pour douter, et affectent d'être
toujours irrésolus; car, au contraire, tout [154] mon dessein ne tendoit qu'à
m'assurer, et à rejeter la terre mouvante et le sable pour trouver le roc ou
l'argile. Ce qui me réussissoit, ce me semble, assez bien, d'autant que, tâchant
à découvrir la fausseté ou l'incertitude des propositions que j'examinois,
non par de foibles conjectures, mais par des raisonnements clairs et assurés,
je n'en rencontrois point de si douteuse que je n'en tirasse toujours quelque
conclusion assez certaine, quand ce n'eût été que cela même qu'elle ne
contenoit rien de certain. Et, comme, en abattant un vieux logis, on en réserve
ordinairement les démolitions pour servir à en bâtir un nouveau, ainsi,en détruisant
toutes celles de mes opinions que je jugeois être mal fondées, je faisois
diverses observations et acquérois plusieurs expériences qui m'ont servi
depuis à en établir de plus certaines. Et de plus je continuois à m'exercer
en la méthode que je m'étois prescrite; car, outre que j'avois soin de
conduire généralement toutes mes pensées selon les règles, je me réservois
de temps en temps quelques heures, que j'employois particulièrement à la
pratiquer en des difficultés de mathématique, ou même aussi en quelques
autres que je pouvois rendre quasi semblables à celles des mathématiques, en
les détachant de tous les principes des autres sciences que je ne trouvois pas
assez fermes, comme vous verrez que j'ai fait en plusieurs qui sont expliquées
en [155] ce volume [La _Dioptrique_, les _Météores_ et la _Géométrie_
parurent d'abord dans le même volume que ce discours.]. Et ainsi, sans vivre
d'autre façon en apparence que ceux qui, n'ayant aucun emploi qu'à passer une
vie douce et innocente, s'étudient séparer les plaisirs des vices, et qui,
pour jouir de leur loisir sans s'ennuyer, usent de tous les divertissements qui
sont honnêtes, je ne laissois pas de poursuivre en mon dessein, et de profiter
en la connoissance de la vérité, peut- être plus que si je n'eusse fait que
lire des livres ou fréquenter des gens de lettres.
Toutefois ces neuf ans s'écoulèrent avant que j'eusse encore pris aucun parti
touchant les difficultés qui ont coutume d'être disputées entre les doctes,
ni commencé à chercher les fondements d'aucune philosophie plus certaine que
la vulgaire. Et l'exemple de plusieurs excellents esprits, qui en ayant eu
ci-devant le dessein me sembloient n'y avoir pas réussi, m'y faisoit imaginer
tant de difficulté, que je n'eusse peut-être pas encore sitôt osé
l'entreprendre, si je n'eusse vu que quelques uns faisoient déjà courre [sic]
le bruit que j'en étois venu à bout. Je ne saurois pas dire sur quoi ils
fondoient cette opinion; et si j'y ai contribué quelque chose par mes discours,
ce doit avoir été en confessant plus ingénument ce que j'ignorois, que n'ont
coutume de faire ceux qui ont un peu étudié, et peut-être [156] aussi en
faisant voir les raisons que j'avois de douter de beaucoup de choses que les
autres estiment certaines, plutôt qu'en me vantant d'aucune doctrine. Mais
ayant le coeur assez bon pour ne vouloir point qu'on me prît pour autre que je
n'étois, je pensai qu'il falloit que je tachasse par tous moyens à me rendre
digne de la réputation qu'on me donnoit; et il y a justement huit ans que ce désir
me fit résoudre à m'éloigner de tous les lieux où je pouvois avoir des
connoissances, et à me retirer ici, en un pays où la longue durée de la
guerre a fait établir de tels ordres, que les armées qu'on y entretient ne
semblent servir qu'à faire qu'on y jouisse des fruits de la paix avec d'autant
plus de sûreté, et où, parmi la foule d'un grand peuple fort actif, et plus
soigneux de ses propres affaires que curieux de celles d'autrui, sans manquer
d'aucune des commodités qui sont dans les villes les plus fréquentées, j'ai
pu vivre aussi solitaire et retiré que dans les déserts les plus écartés.
QUATRIEME
PARTIE
Je ne sais si je dois vous entretenir des premières méditations que j'y ai
faites; car elles sont si métaphysiques et si peu communes, qu'elles ne seront
peut-être pas au goût de tout le monde : et [157] toutefois, afin qu'on puisse
juger si les fondements que j'ai pris sont assez fermes, je me trouve en quelque
façon contraint d'en parler. J'avois dès long-temps remarqué que pour les
moeurs il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu'on sait être fort
incertaines, tout de même que si elles étoient indubitables, ainsi qu'il a été
dit ci-dessus : mais pourcequ'alors je désirois vaquer seulement à la
recherche de la vérité, je pensai qu'il falloit que je fisse tout le
contraire, et que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrois
imaginer le moindre doute, afin de voir s'il ne resteroit point après cela
quelque chose en ma créance qui fut entièrement indubitable. Ainsi, à cause
que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu'il n'y avoit
aucune chose qui fût telle qu'ils nous la font imaginer; et parcequ'il y a des
hommes qui se méprennent en raisonnant, même touchant les plus simples matières
de géométrie, et y font des paralogismes, jugeant que j'étois sujet a faillir
autant qu'aucun autre, je rejetai comme fausses toutes les raisons que j'avois
prises auparavant pour démonstrations; et enfin, considérant que toutes les mêmes
pensées que nous avons étant éveillés nous peuvent aussi venir quand nous
dormons, sans qu'il y en ait aucune pour lors qui soit vraie, je me résolus de
feindre que toutes les choses qui m'étoient jamais entrées en l'esprit [158]
n'étoient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais aussitôt après
je pris garde que, pendant que je voulois ainsi penser que tout étoit faux, il
falloit nécessairement que moi qui le pensois fusse quelque chose; et
remarquant que cette vérité, _je pense, donc je suis_, étoit si ferme et si
assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étoient
pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule
pour le premier principe de la philosophie que je cherchois.
Puis, examinant avec attention ce que j'étois, et voyant que je pouvois feindre
que je n'avois aucun corps, et qu'il n'y avoit aucun monde ni aucun lieu où je
fusse; mais que je ne pouvois pas feindre pour cela que je n'étois point; et
qu'au contraire de cela même que je pensois à douter de la vérité des autres
choses, il suivoit très évidemment et très certainement que j'étois; au lieu
que si j'eusse seulement cessé de penser, encore que tout le reste de ce que
j'avois jamais imaginé eût été vrai, je n'avois aucune raison de croire que
j'eusse été; je connus de là que j'étois une substance dont toute l'essence
ou la nature n'est que de penser, et qui pour être n'a besoin d'aucun lieu ni
ne dépend d'aucune chose matérielle; en sorte que ce moi, c'est-à-dire l'âme,
par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même
qu'elle [159] est plus aisée à connoître que lui, et qu'encore qu'il ne fût
point, elle ne lairroit [sic] pas d'être tout ce qu'elle est.
Après cela je considérai en général ce qui est requis à une proposition
pour être vraie et certaine; car puisque je venois d'en trouver une que je
savois être telle, je pensai que je devois aussi savoir en quoi consiste cette
certitude. Et ayant remarqué qu'il n'y a rien du tout en ceci, _je pense, donc
je suis_, qui m'assure que je dis la vérité, sinon que je vois très
clairement que pour penser il faut être, je jugeai que je pouvois prendre pour
règle générale que les choses que nous concevons fort clairement et fort
distinctement sont toutes vraies, mais qu'il y a seulement quelque difficulté
à bien remarquer quelles sont celles que nous concevons distinctement.
Paragraphes précédents 81 ... 100 Paragraphes suivants