René Descartes
Discour de la méthode p.8 et fin.
Je n'ai jamais fait beaucoup d'état des choses qui venoient de mon
esprit; et pendant que je n'ai recueilli d'autres fruits de la méthode dont je
me sers, sinon que je me suis satisfait touchant quelques difficultés qui
appartiennent aux sciences spéculatives, ou bien que j'ai taché de régler mes
moeurs par les raisons qu'elle m'enseignoit, je n'ai point cru être obligé
d'en rien écrire. Car, pour ce qui touche les moeurs, chacun abonde si fort en
son sens, qu'il se pourroit trouver autant de réformateurs que de têtes, s'il
étoit permis à d'autres qu'à ceux que Dieu a établis pour souverains sur ses
peuples, ou bien auxquels il a donné assez de grâce et de zèle pour être
prophètes, d'entreprendre [192] d'y rien changer; et, bien que mes spéculations
me plussent fort, j'ai cru que les autres en avoient aussi qui leur plaisoient
peut-être davantage. Mais, sitôt que j'ai eu acquis quelques notions générales
touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés
particulières, j'ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien
elles diffèrent des principes dont on s'est servi jusques à présent, j'ai cru
que je ne pouvois les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui
nous oblige à procurer autant qu'il est en nous le bien général de tous les
hommes : car elles m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des
connoissances qui soient fort utiles à la vie; et qu'au lieu de cette
philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une
pratique, par laquelle, connoissant la force et les actions du feu, de l'eau, de
l'air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent,
aussi distinctement que nous connoissons les divers métiers de nos artisans,
nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont
propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui
n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices,
qui feroient qu'on jouiroit sans aucune peine des fruits de la terre et de
toutes les commodités qui s'y [193] trouvent, mais principalement aussi pour la
conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le
fondement de tous les autres biens de cette vie; car même l'esprit dépend si
fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s'il est
possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages
et plus habiles qu'ils n'ont été jusques ici, je crois que c'est dans la médecine
qu'on doit le chercher. Il est vrai que celle qui est maintenant en usage
contient peu de choses dont l'utilité soit si remarquable : mais, sans que
j'aie aucun dessein de la mépriser, je m'assure qu'il n'y a personne, même de
ceux qui en font profession, qui n'avoue que tout ce qu'on y sait n'est presque
rien à comparaison de ce qui reste à y savoir; et qu'on se pourroit exempter
d'une infinité de maladies tant du corps que de l'esprit, et même aussi peut-être
de l'affoiblissement de la vieillesse, si on avoit assez de connoissance de
leurs causes et de tous les remèdes dont la nature nous a pourvus. Or, ayant
dessein d'employer toute ma vie à la recherche d'une science si nécessaire, et
ayant rencontré un chemin qui me semble tel qu'on doit infailliblement la
trouver en le suivant, si ce n'est qu'on en soit empêché ou par la brièveté
de la vie ou par le défaut des expériences, je jugeois qu'il n'y avoit point
de meilleur remède contre ces deux [194] empêchements que de communiquer fidèlement
au public tout le peu que j'aurois trouvé, et de convier les bons esprits à tâcher
de passer plus outre, en contribuant, chacun selon son inclination et .son
pouvoir, aux expériences qu'il faudroit faire, et communiquant aussi au public
toutes les choses qu'ils apprendroient, afin que les derniers commençant où
les précédents auroient achevé, et ainsi joignant les vies et les travaux de
plusieurs, nous allassions tous ensemble beaucoup plus loin que chacun en
particulier ne sauroit faire.
Même je remarquois, touchant les expériences, qu'elles sont d'autant plus nécessaires
qu'on est plus avancé en connoissance; car, pour le commencement, il vaut mieux
ne se servir que de celles qui se présentent d'elles-mêmes à nos sens, et que
nous ne saurions ignorer pourvu que nous y fassions tant soit peu de réflexion,
que d'en chercher de plus rares et étudiées : dont la raison est que ces plus
rares trompent souvent, lorsqu'on ne sait pas encore les causes des plus
communes, et que les circonstances dont elles dépendent sont quasi toujours si
particulières et si petites, qu'il est très malaisé de les remarquer. Mais
l'ordre que j'ai tenu en ceci a été tel. Premièrement, j'ai taché de trouver
en général les principes ou premières causes de tout ce qui est ou qui peut
être dans le monde, sans rien considérer pour cet effet que Dieu seul [195]
qui l'a créé, ni les tirer d'ailleurs que de certaines semences de vérités
qui sont naturellement en nos âmes. Après cela, j'ai examiné quels étoient
les premiers et plus ordinaires effets qu'on pouvoit déduire de ces causes; et
il me semble que par là j'ai trouvé des cieux, des astres, une terre, et même
sur la terre de l'eau, de l'air, du feu, des minéraux, et quelques autres
telles choses, qui sont les plus communes de toutes et les plus simples, et par
conséquent les plus aisées à connoître. Puis, lorsque j'ai voulu descendre
à celles qui étoient plus particulières, il s'en est tant présenté à moi
de diverses, que je n'ai pas cru qu'il fut possible à l'esprit humain de
distinguer les formes ou espèces de corps qui sont sur la terre, d'une infinité
d'autres qui pourroient y être si c'eût été le vouloir de Dieu de les y
mettre, ni par conséquent de les rapporter à notre usage, si ce n'est qu'on
vienne au devant des causes par les effets, et qu'on se serve de plusieurs expériences
particulières. Ensuite de quoi, repassant mon esprit sur tous les objets qui s'étoient
jamais présentés à mes sens, j'ose bien dire que je n'y ai remarqué aucune
chose que je ne pusse assez commodément expliquer par les principes que j'avois
trouvés. Mais il faut aussi que j'avoue que la puissance de la nature est si
ample si vaste, et que ces principes sont si simples et si généraux que je ne
remarque quasi plus aucun [196] effet particulier que d'abord je ne connoisse
qu'il peut en être déduit en plusieurs diverses façons, et que ma plus grande
difficulté est d'ordinaire de trouver en laquelle de ces façons il en dépend;
car à cela je ne sais point d'autre expédient que de chercher derechef
quelques expériences qui soient telles que leur événement ne soit pas le même
si c'est en l'une de ces façons qu'on doit l'expliquer que si c'est en l'autre.
Au reste, j'en suis maintenant là que je vois, ce me semble, assez bien de quel
biais on se doit prendre à faire la plupart de celles qui peuvent servir à cet
effet : mais je vois aussi qu'elles sont telles, et en si grand nombre, que ni
mes mains ni mon revenu, bien que j'en eusse mille fois plus que je n'en ai, ne
sauroient suffire pour toutes; en sorte que, selon que j'aurai désormais la
commodité d'en faire plus ou moins, j'avancerai aussi plus ou moins en la
connoissance de la nature : ce que je me promettois de faire connoître par le
traité que j'avois écrit, et d'y montrer si clairement l'utilité que le
public en peut recevoir, que j'obligerois tous ceux qui désirent en général
le bien des hommes, c'est-à-dire tous ceux qui sont en effet vertueux, et non
point par faux semblant ni seulement par opinion, tant à me communiquer celles
qu'ils ont déjà faites, qu'à m'aider en la recherche de celles qui restent à
faire. Mais j'ai eu depuis ce temps-là d'autres raisons [197] qui m'ont fait
changer d'opinion, et penser que je devois véritablement continuer d'écrire
toutes les choses que je jugerois de quelque importance, à mesure que j'en découvrirois
la vérité, et y apporter le même soin que si je les voulois faire imprimer,
tant afin d'avoir d'autant plus d'occasion de les bien examiner, comme sans
doute on regarde toujours de plus près à ce qu'on croit devoir être vu par
plusieurs qu'à ce qu'on ne fait que pour soi-même, et souvent les choses qui
m'ont semblé vraies lorsque j'ai commencé à les concevoir, m'ont paru fausses
lorsque je les ai voulu mettre sur le papier, qu'afin de ne perdre aucune
occasion de profiter au public, si j'en suis capable, et que si mes écrits
valent quelque chose, ceux qui les auront après ma mort en puissent user ainsi
qu'il sera le plus à propos; mais que je ne devois aucunement consentir qu'ils
fussent publiés pendant ma vie, afin que ni les oppositions et controverses
auxquelles ils seroient peut-être sujets, ni même la réputation telle quelle
qu'ils me pourroient acquérir, ne me donnassent aucune occasion de perdre le
temps que j'ai dessein d'employer à m'instruire. Car, bien qu'il soit vrai que
chaque homme est obligé de procurer autant qu'il est en lui le bien des autres,
et que c'est proprement ne valoir rien que de n'être utile à personne,
toutefois il est vrai aussi que nos soins se doivent étendre plus [198] loin
que le temps présent, et qu'il est bon d'omettre les choses qui apporteroient
peut-être quelque profit à ceux qui vivent, lorsque c'est à dessein d'en
faire d'autres qui en apportent davantage à nos neveux. Comme en effet je veux
bien qu'on sache que le peu que j'ai appris jusques ici n'est presque rien à
comparaison de ce que j'ignore et que je ne désespère pas de pouvoir apprendre
: car c'est quasi le même de ceux qui découvrent peu à peu la vérité dans
les sciences, que de ceux qui, commençant à devenir riches, ont moins de peine
à faire de grandes acquisitions, qu'ils n'ont eu auparavant, étant plus
pauvres, à en faire de beaucoup moindres. Ou bien on peut les comparer aux
chefs d'armée, dont les forces ont coutume de croître à proportion de leurs
victoires, et qui ont besoin de plus de conduite pour se maintenir après la
perte d'une bataille, qu'ils n'ont, après l'avoir gagnée, à prendre des
villes et des provinces : car c'est véritablement donner des batailles que de tâcher
à vaincre toutes les difficultés et les erreurs qui nous empêchent de
parvenir à la connoissance de la vérité, et c'est en perdre une que de
recevoir quelque fausse opinion touchant une matière un peu générale et
importante; il faut après beaucoup plus d'adresse pour se remettre au même état
qu'on étoit auparavant, qu'il ne faut à faire de grands progrès lorsqu'on a déjà
des principes qui sont assurés. Pour [199] moi, si j'ai ci-devant trouvé
quelques vérités dans les sciences (et j'espère que les choses qui sont
contenues en ce volume feront juger que j'en ai trouvé quelques unes), je puis
dire que ce ne sont que des suites et des dépendances de cinq ou six
principales difficultés que j'ai surmontées, et que je compte pour autant de
batailles où j'ai eu l'heur de mon côté : même je ne craindrai pas de dire
que je pense n'avoir plus besoin d'en gagner que deux ou trois autres semblables
pour venir entièrement à bout de mes desseins; et que mon âge n'est point si
avancé que, selon le cours ordinaire de la nature, je ne puisse encore avoir
assez de loisir pour cet effet. Mais je crois être d'autant plus obligé à ménager
le temps qui me reste, que j'ai plus d'espérance de le pouvoir bien employer;
et j'aurois sans doute plusieurs occasions de le perdre, si je publiois les
fondements de ma physique : car, encore qu'ils soient presque tous si évidents
qu'il ne faut que les entendre pour les croire, et qu'il n'y en ait aucun dont
je ne pense pouvoir donner des démonstrations, toutefois, à cause qu'il est
impossible qu'ils soient accordants avec toutes les diverses opinions des autres
hommes, je prévois que je serois souvent diverti par les oppositions qu'ils
feroient naître.
On peut dire que ces oppositions seroient utiles, tant afin de me faire connoître
mes fautes, qu'afin [200] que, si j'avois quelque chose de bon, les autres en
eussent par ce moyen plus d'intelligence, et, comme plusieurs peuvent plus voir
qu'un homme seul, que, commençant dès maintenant à s'en servir, ils
m'aidassent aussi de leurs inventions. Mais encore que je me reconnoisse extrêmement
sujet à faillir, et que je ne me fie quasi jamais aux premières pensées qui
me viennent, toutefois l'expérience que j'ai des objections qu'on me peut faire
m'empêche d'en espérer aucun profit : car j'ai déjà souvent éprouvé les
jugements tant de ceux que j'ai tenus pour mes amis que de quelques autres à
qui je pensois être indifférent et même aussi de quelques uns dont je savois
que la malignité et l'envie tâcheroit assez à découvrir ce que l'affection
cacheroit à mes amis; mais il est rarement arrivé qu'on m'ait objecté quelque
chose que je n'eusse point du tout prévue, si ce n'est qu'elle fût fort éloignée
de mon sujet; en sorte que je n'ai quasi jamais rencontré aucun censeur de mes
opinions qui ne me semblât ou moins rigoureux ou moins équitable que moi- même.
Et je n'ai jamais remarqué non plus que par le moyen des disputes qui se
pratiquent dans les écoles, on ait découvert aucune vérité qu'on ignorât
auparavant : car pendant que chacun tâche de vaincre, on s'exerce bien plus à
faire valoir la vraisemblance qu'à peser les raisons de part et d'autre; et
ceux qui ont été longtemps [201] bons avocats ne sont pas pour cela par après
meilleurs juges.
Pour l'utilité que les autres recevroient de la communication de mes pensées,
elle ne pourroit aussi être fort grande, d'autant que je ne les ai point encore
conduites si loin qu'il ne soit besoin d'y ajouter beaucoup de choses avant que
de les appliquer à l'usage. Et je pense pouvoir dire sans vanité que s'il y a
quelqu'un qui en soit capable, ce doit être plutôt moi qu'aucun autre : non
pas qu'il ne puisse y avoir au monde plusieurs esprits incomparablement
meilleurs que le mien, mais pourcequ'on ne sauroit si bien concevoir une chose
et la rendre sienne, lorsqu'on l'apprend de quelque autre, que lorsqu'on
l'invente soi-même. Ce qui est si véritable en cette matière, que, bien que
j'aie souvent expliqué quelques unes de mes opinions à des personnes de très
bon esprit, et qui, pendant que je leur parlois, sembloient les entendre fort
distinctement, toutefois, lorsqu'ils les ont redites, j'ai remarqué qu'ils les
ont changées presque toujours en telle sorte que je ne les pouvois plus avouer
pour miennes. A l'occasion de quoi je suis bien aise de prier ici nos neveux de
ne croire jamais que les choses qu'on leur dira viennent de moi, lorsque je ne
les aurai point moi-même divulguées; et je ne m'étonne aucunement des
extravagances qu'on attribue à tous ces anciens [202] philosophes dont nous
n'avons point les écrits, ni ne juge pas pour cela que leurs pensées aient été
fort déraisonnables, vu qu'ils étoient des meilleurs esprits de leurs temps,
mais seulement qu'on nous les a mal rapportées. Comme on voit aussi que presque
jamais il n'est arrivé qu'aucun de leurs sectateurs les ait surpassés; et je
m'assure que les plus passionnés de ceux qui suivent maintenant Aristote se
croiroient heureux s'ils avoient autant de connoissance de la nature qu'il en a
eu, encore même que ce fût à condition qu'ils n'en auroient jamais davantage.
Ils sont comme le lierre, qui ne tend point à monter plus haut que les arbres
qui le soutiennent, et même souvent qui redescend après qu'il est parvenu
jusques à leur faîte; car il me semble aussi que ceux-là redescendent, c'est-à-dire
se rendent en quelque façon moins savants que s'ils s'abstenoient d'étudier,
lesquels, non contents de savoir tout ce qui est intelligiblement expliqué dans
leur auteur, veulent outre cela y trouver la solution de plusieurs difficultés
dont il ne dit rien, et auxquelles il n'a peut-être jamais pensé. Toutefois
leur façon de philosopher est fort commode pour ceux qui n'ont que des esprits
fort médiocres; car l'obscurité des distinctions et des principes dont ils se
servent est cause qu'ils peuvent parler de toutes choses aussi hardiment que
s'ils les savoient, et soutenir tout ce qu'ils en [203] disent contre les plus
subtils et les plus habiles, sans qu'on ait moyen de les convaincre : en quoi
ils me semblent pareils à un aveugle qui, pour se battre sans désavantage
contre un qui voit, l'auroit fait venir dans le fond de quelque cave fort
obscure : et je puis dire que ceux-ci ont intérêt que je m'abstienne de
publier les principes de la philosophie dont je me sers; car étant très
simples et très évidents, comme ils sont, je ferois quasi le même en les
publiant que si j'ouvrois quelques fenêtres, et faisois entrer du jour dans
cette cave où ils sont descendus pour se battre. Mais même les meilleurs
esprits n'ont pas occasion de souhaiter de les connoître; car s'ils veulent
savoir parler de toutes choses, et acquérir la réputation d'être doctes, ils
y parviendront plus aisément en se contentant de la vraisemblance, qui peut être
trouvée sans grande peine en toutes sortes de matières, qu'en cherchant la vérité,
qui ne se découvre que peu à peu en quelques unes, et qui, lorsqu'il est
question de parler des autres, oblige à confesser franchement qu'on les ignore.
Que s'ils préfèrent la connoissance de quelque peu de vérités à la vanité
de paroître n'ignorer rien, comme sans doute elle est bien préférable, et
qu'ils veuillent suivre un dessein semblable au mien, ils n'ont pas besoin pour
cela que je leur dise rien davantage que ce que j'ai déjà dit en ce discours :
car [204] s'ils sont capables de passer plus outre que je n'ai fait, ils le
seront aussi, à plus forte raison, de trouver d'eux-mêmes tout ce que je pense
avoir trouvé; d'autant que n'ayant jamais rien examiné que par ordre, il est
certain que ce qui me reste encore à découvrir est de soi plus difficile et
plus caché que ce que j'ai pu ci- devant rencontrer, et ils auroient bien moins
de plaisir à l'apprendre de moi que d'eux-mêmes; outre que l'habitude qu'ils
.acquerront , en cherchant premièrement des choses faciles, et passant peu a
peu par degrés à d'autres plus difficiles, leur servira plus que toutes mes
instructions ne sauroient faire. Comme pour moi je me persuade que si on m'eût
enseigné dès ma jeunesse toutes les vérités dont j'ai cherché depuis les démonstrations,
et que je n'eusse eu aucune peine à les apprendre, je n'en aurois peut-être
jamais su aucunes autres, et du moins que jamais je n'aurois acquis l'habitude
et la facilité que je pense avoir d'en trouver toujours de nouvelles à mesure
que je m'applique à les chercher. Et en un mot s'il y a au monde quelque
ouvrage qui ne puisse être si bien achevé par aucun autre que par le même qui
l'a commencé, c'est celui auquel je travaille.
Il est vrai que pour ce qui est des expériences qui peuvent y servir, un homme
seul ne sauroit suffire à les faire toutes : mais il n'y sauroit aussi [205]
employer utilement d'autres mains que les siennes, sinon celles des artisans, ou
telles gens qu'il pourroit payer, et à qui l'espérance du gain, qui est un
moyen très efficace, feroit faire exactement toutes les choses qu'il leur
prescriroit. Car pour les volontaires qui, par curiosité ou désir d'apprendre,
s'offriroient peut-être de lui aider, outre qu'ils ont pour l'ordinaire plus de
promesses que d'effet, et qu'ils ne font que de belles propositions dont aucune
jamais ne réussit, ils voudroient infailliblement être payés par
l'explication de quelques difficultés, ou du moins par des compliments et des
entretiens inutiles, qui ne lui sauroient coûter si peu de son temps qu'il n'y
perdît. Et pour les expériences que les autres ont déjà faites, quand bien même
ils les lui voudroient communiquer, ce que ceux qui les nomment des secrets ne
feroient jamais, elles sont pour la plupart composées de tant de circonstances
ou d'ingrédients superflus, qu'il lui seroit très malaisé d'en déchiffrer la
vérité; outre qu'il les trouveroit presque toutes si mal expliquées, ou même
si fausses, à cause que ceux qui les ont faites se sont efforcés de les faire
paroître conformes à leurs principes, que s'il y en avoit quelques unes qui
lui servissent, elles ne pourroient derechef valoir le temps qu'il lui faudroit
employer à les choisir. De façon que s'il y avoit au monde quelqu'un qu'on sût
[206] assurément être capable de trouver les plus grandes choses et les plus
utiles au public qui puissent être, et que pour cette cause les autres hommes
s'efforcassent par tous moyens de l'aider à venir à bout de ses desseins, je
ne vois pas qu'ils pussent autre chose pour lui, sinon fournir aux frais des expériences
dont il auroit besoin, et du reste empêcher que son loisir ne lui fût ôté
par l'importunité de personne. Mais, outre que je ne présume pas tant de moi-même
que de vouloir rien promettre d'extraordinaire, ni ne me repais point de pensées
si vaines que de m'imaginer que le public se doive beaucoup intéresser en mes
desseins, je n'ai pas aussi l'âme si basse que je voulusse accepter de qui que
ce fût aucune faveur qu'on pût croire que je n'aurois pas méritée.
Toutes ces considérations jointes ensemble furent cause, il y a trois ans, que
je ne voulus point divulguer le traité que j'avois entre les mains, et même
que je pris résolution de n'en faire voir aucun autre pendant ma vie qui fût
si général, ni duquel on put entendre les fondements de ma physique. Mais il y
a eu depuis derechef deux autres raisons qui m'ont obligé à mettre ici
quelques essais particuliers, et à rendre au public quelque compte de mes
actions et de mes desseins. La première est que si j'y manquois, plusieurs, qui
ont su l'intention que j'avois eue ci-devant de faire [207] imprimer quelques écrits,
pourroient s'imaginer que les causes pour lesquelles je m'en abstiens seroient
plus à mon désavantage qu'elles ne sont : car, bien que je n'aime pas la
gloire par excès, ou même, si j'ose le dire, que je la haïsse en tant que je
la juge contraire au repos, lequel j'estime sur toutes choses, toutefois aussi
je n'ai jamais tâché de cacher mes actions comme des crimes, ni n'ai usé de
beaucoup de précautions pour être inconnu, tant à cause que j'eusse cru me
faire tort, qu'à cause que cela m'auroit donné quelque espèce d'inquiétude,
qui eût derechef été contraire au parfait repos d'esprit que je cherche; et
pourceque, m'étant toujours ainsi tenu indifférent entre le soin d'être connu
ou de ne l'être pas, je n'ai pu empêcher que je n'acquisse quelque sorte de réputation,
j'ai pensé que je devois faire mon mieux pour m'exempter au moins de l'avoir
mauvaise. L'autre raison qui m'a obligé à écrire ceci est que, voyant tous
les jours de plus en plus le retardement que souffre le dessein que j'ai de
m'instruire, à cause d'une infinité d'expériences dont j'ai besoin, et qu'il
est impossible que je fasse sans l'aide d'autrui, bien que je ne me flatte pas
tant que d'espérer que le public prenne grande part en mes intérêts,
toutefois je ne veux pas aussi me défaillir tant à moi-même que de donner
sujet à ceux qui me suivront de me reprocher quelque [208] jour que j'eusse pu
leur laisser plusieurs choses beaucoup meilleures que je n'aurai fait, si je
n'eusse point trop négligé de leur faire entendre en quoi ils pouvoient
contribuer à mes desseins.
Et j'ai pensé qu'il m'étoit aisé de choisir quelques matières qui, sans être
sujettes à beaucoup de controverses, ni m'obliger à déclarer davantage de mes
principes que je ne désire, ne laissoient pas de faire voir assez clairement ce
que je puis ou ne puis pas dans les sciences. En quoi je ne saurois dire si j'ai
réussi, et je ne veux point prévenir les jugements de personne, en parlant
moi-même de mes écrits : mais je serai bien aise qu'on les examine; et afin
qu'on en ait d'autant plus d'occasion, je supplie tous ceux qui auront quelques
objections à y faire de prendre la peine de les envoyer à mon libraire, par
lequel en étant averti, je tâcherai d'y joindre ma réponse en même temps; et
par ce moyen les lecteurs, voyant ensemble l'un et l'autre, jugeront d'autant
plus aisément de la vérité : car je ne promets pas d'y faire jamais de
longues réponses, mais seulement d'avouer mes fautes fort franchement, si je
les connois, ou bien, si je ne les puis apercevoir, de dire simplement ce que je
croirai être requis pour la défense des choses que j'ai écrites, sans y
ajouter l'explication d'aucune nouvelle matière, afin de ne me pas engager sans
fin de l'une en l'autre.
[209] Que si quelques unes de celles dont j'ai parlé au commencement de la
_Dioptrique_ et des _Météores_ choquent d'abord, à cause que je les nomme des
suppositions, et que je ne semble pas avoir envie de les prouver, qu'on ait la
patience de lire le tout avec attention et j'espère qu'on s'en trouvera
satisfait : car il me semble que les raisons s'y entre-suivent en telle sorte,
que comme les dernières sont démontrées par les premières qui sont leurs
causes, ces premières le sont réciproquement par les dernières qui sont leurs
effets. Et on ne doit pas imaginer que je commette en ceci la faute que les
logiciens nomment un cercle : car l'expérience rendant la plupart de ces effets
très certains, les causes dont je les déduis ne servent pas tant à les
prouver qu'à les expliquer; mais tout au contraire ce sont elles qui sont prouvées
par eux. Et je ne les ai nommées des suppositions qu'afin qu'on sache que je
pense les pouvoir déduire de ces premières vérités que j'ai ci-dessus
expliquées; mais que j'ai voulu expressément ne le pas faire, pour empêcher
que certains esprits, qui s'imaginent qu'ils savent en un jour tout ce qu'un
autre a pensé en vingt années, sitôt qu'il leur en a seulement dit deux ou
trois mots, et qui sont d'autant plus .sujets à faillir et moins capables de la
vérité qu'ils sont plus pénétrants et plus vifs, ne puissent de là prendre
occasion de bâtir quelque philosophie [210] extravagante sur ce qu'ils croiront
être mes principes, et qu'on m'en attribue la faute : car pour les opinions qui
sont toutes miennes, je ne les excuse point comme nouvelles, d'autant que si on
en considère bien les raisons, je m'assure qu'on les trouvera si simples et si
conformes au sens commun, qu'elles sembleront moins extraordinaires et moins étranges
qu'aucunes autres qu'on puisse avoir sur [les] mêmes sujets; et je ne me vante
point aussi d'être le premier inventeur d'aucunes mais bien que je ne les ai
jamais reçues ni pourcequ'elles avoient été dites par d'autres, ni
pourcequ'elles ne l'avoient point été, mais seulement pourceque la raison me
les a persuadées.
Que si les artisans ne peuvent sitôt exécuter l'invention qui est expliquée
en la _Dioptrique_, je ne crois pas qu'on puisse dire pour cela qu'elle soit
mauvaise; car, d'autant qu'il faut de l'adresse et de l'habitude pour faire et
pour ajuster les machines que j'ai décrites, sans qu'il y manque aucune
circonstance, je ne m'étonnerois pas moins s'ils rencontroient du premier coup,
que si quelqu'un pouvoit apprendre en un jour à jouer du luth excellemment, par
cela seul qu'on lui auroit donné de la tablature qui seroit bonne. Et si j'écris
en français, qui est la langue de mon pays, plutôt qu'en latin, qui est celle
de mes précepteurs, c'est à cause que j'espère que ceux qui ne se servent que
de [211] leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes opinions que
ceux qui ne croient qu'aux livres anciens; et pour ceux qui joignent le bon sens
avec l'étude, lesquels seuls je souhaite pour mes juges, ils ne seront point,
je m'assure, si partiaux pour le latin, qu'ils refusent d'entendre mes raisons
pourceque je les explique en langue vulgaire.
Au reste, je ne veux point parler ici en particulier des progrès que j'ai espérance
de faire à l'avenir dans les sciences, ni m'engager envers le public d'aucune
promesse que je ne sois pas assuré d'accomplir; mais je dirai seulement que
j'ai résolu de n'employer le temps qui me reste à vivre à autre chose qu'à tâcher
d'acquérir quelque connoissance de la nature, qui soit telle qu'on en puisse
tirer des règles pour la médecine, plus assurées que celles qu'on a eues
jusques à présent; et que mon inclination m'éloigne si fort de toute sorte
d'autres desseins, principalement de ceux qui ne sauroient être utiles aux uns
qu'en nuisant aux autres, que si quelques occasions me contraignoient de m'y
employer, je ne crois point que je fusse capable d'y réussir. De quoi je fais
ici une déclaration que je sais bien ne pouvoir servir à me rendre considérable
dans le monde; mais aussi n'ai aucunement envie de l'être; et je me tiendrai
toujours plus obligé à ceux par la faveur desquels je jouirai sans [212] empêchement
de mon loisir, que je ne serois à ceux qui m'offriroient les plus honorables
emplois de la terre.
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