René Descartes
Discour de la méthode p7
De la description des corps inanimés et des plantes, je passai à
celle des animaux, et particulièrement à celle des hommes. Mais pourceque je
n'en avois pas encore assez de connoissance pour en parler du même style que du
reste, c'est-à-dire en démontrant les effets par les causes, et faisant voir
de quelles semences et en quelle façon la nature les doit produire, je me
contentai de supposer que Dieu formât le corps d'un homme entièrement
semblable à l'un des nôtres, tant en la figure extérieure de ses membres,
qu'en la conformation intérieure de ses organes, sans le composer d'autre matière
que de celle que j'avois décrite, et sans mettre en lui au commencement aucune
âme raisonnable, ni .aucune autre chose pour [174] y servir d'âme végétante
ou sensitive, sinon qu'il excitât en son coeur un de ces feux sans lumière que
j'avois déjà expliqués, et que je ne concevois point d'autre nature que celui
qui échauffe le foin lorsqu'on 1'a renfermé avant qu'il fût sec, ou qui fait
bouillir les vins nouveaux lorsqu'on les laisse cuver sur la râpe : car,
examinant les fonctions qui pouvoient en suite de cela être en ce corps, j'y
trouvois exactement toutes celles qui peuvent être en nous sans que nous y
pensions, ni par conséquent que notre âme, c'est-à-dire cette partie
distincte du corps dont il a été dit ci-dessus que la nature n'est que de
penser, y contribue, et qui sont toutes les mêmes en quoi on peut dire que les
animaux sans raison nous ressemblent sans que j'y en pusse pour cela trouver
aucune de celles qui, étant dépendantes de la pensée, sont les seules qui
nous appartiennent, en tant qu'hommes; au lieu que je les y trouvois toutes par
après, ayant supposé que Dieu créât une âme raisonnable, et qu'il la joignît
à ce corps en certaine façon que je décrivois.
Mais afin qu'on puisse voir en quelle sorte j'y traitais cette matière, je veux
mettre ici l'explication du mouvement du coeur et des artères, qui étant le
premier et le plus général qu'on observe dans les animaux, on jugera
facilement de lui ce qu'on doit penser de tous les autres. Et afin qu'on [175]
ait moins de difficulté à entendre ce que j'en dirai, je voudrois que ceux qui
ne sont point versés en l'anatomie prissent la peine, avant que de lire ceci,
de faire couper devant eux le coeur de quelque grand animal qui ait des poumons,
car il est en tous assez semblable à celui de l'homme, et qu'ils se fissent
montrer les deux chambres ou concavités qui y sont : premièrement celle qui
est dans son côté droit, à laquelle répondent deux tuyaux fort larges; à
savoir, la veine cave, qui est le principal réceptacle du sang, et comme le
tronc de l'arbre dont toutes les autres veines du corps sont les branches; et la
veine artérieuse, qui a été ainsi mal nommée, pourceque c'est en effet une
artère, laquelle, prenant son origine du coeur, se divise, après en être
sortie, en plusieurs branches qui vont se répandre partout dans les poumons :
puis celle qui est dans son côté gauche, à laquelle répondent en même façon
deux tuyaux qui sont autant ou plus larges que les précédents; à savoir,
l'artère veineuse, qui a été aussi mal nommée, à cause qu'elle n'est autre
chose qu'une veine, laquelle vient des poumons, où elle est divisée en
plusieurs branches entrelacées avec celles de la veine artérieuse, et celles
de ce conduit qu'on nomme le sifflet, par où entre l'air de la respiration; et
la grande artère qui, sortant du coeur, envoie ses branches partout le corps.
Je voudrois [176] aussi qu'on leur montrât soigneusement les onze petites peaux
qui, comme autant de petites portes, ouvrent et ferment les quatre ouvertures
qui sont en ces deux concavités; à savoir, trois à l'entrée de la veine
cave, où elles sont tellement disposées qu'elles ne peuvent aucunement empêcher
que le sang qu'elle contient ne coule dans la concavité droite du coeur, et
toutefois empêchent exactement qu'il n'en puisse sortir; trois a l'entrée de
la veine artérieuse, qui, étant disposées tout au contraire, permettent bien
au sang qui est dans cette concavité de passer dans les poumons, mais non pas
à celui qui est dans les poumons d'y retourner; et ainsi deux autres à l'entrée
de l'artère veineuse, qui laissent couler le sang des poumons vers la concavité
gauche du coeur, mais s'opposent à son retour; et trois à l'entrée de la
grande artère, qui lui permettent de sortir du coeur, mais l'empêchent d'y
retourner et il n'est point besoin de chercher d'autre raison du nombre de ces
peaux, sinon que l'ouverture de l'artère veineuse étant en ovale, à cause du
lieu où elle se rencontre, peut être commodément fermée avec deux, au lieu
que les autres étant rondes, le peuvent mieux être avec trois. De plus, je
voudrois qu'on leur fît considérer que la grande artère et la veine artérieuse
sont d'une composition beaucoup plus dure et plus ferme que ne sont l'artère
veineuse [177] et la veine cave; et que ces deux dernières s'élargissent avant
que d'entrer dans le coeur, et y font comme deux bourses, nommées les oreilles
du coeur, qui sont composées d'une chair semblable à 1a sienne; et qu'il y a
toujours plus de chaleur dans le coeur qu'en aucun autre endroit du corps; et
enfin que cette chaleur est capable de faire que, s'il entre quelque goutte de
sang en ses concavités, elle s'enfle promptement et se dilate, ainsi que font généralement
toutes les liqueurs, lorsqu'on les laisse tomber goutte à goutte en quelque
vaisseau qui est fort chaud.
Car, après cela, je n'ai besoin de dire autre chose pour expliquer le mouvement
du coeur, sinon que lorsque ses concavités ne sont pas pleines de sang, il y en
coule nécessairement de la veine cave dans la droite et de l'artère veineuse
dans la gauche, d'autant que ces deux vaisseaux en sont toujours pleins, et que
leurs ouvertures, qui regardent vers le coeur, ne peuvent alors être bouchées;
mais que sitôt qu'il est entré ainsi deux gouttes de sang, une en chacune de
ses concavités, ces gouttes, qui ne peuvent être que fort grosses, à cause
que les ouvertures par où elles entrent sont fort larges et les vaisseaux d'où
elles viennent fort pleins de sang, se raréfient et se dilatent, à cause de la
chaleur qu'elles y trouvent; au moyen de quoi, faisant enfler tout le coeur,
elles [178] poussent et ferment les cinq petites portes qui sont aux entrées
des deux vaisseaux d'où elles viennent, empêchant ainsi qu'il ne descende
davantage de sang dans le coeur; et, continuant à se raréfier de plus en plus,
elles poussent et ouvrent les six autres petites portes qui sont aux entrées
des deux autres vaisseaux par où elles sortent, faisant enfler par ce moyen
toutes les branches de la veine artérieuse et de la grande artère, quasi au même
instant que le coeur; lequel incontinent après se désenfle, comme font aussi
ces artères, à cause que le sang qui y est entré s'y refroidit; et leurs six
petites portes se referment, et les cinq de la veine cave et de l'artère
veineuse se rouvrent, et donnent passage à deux autres gouttes de sang, qui
font derechef enfler le coeur et les artères, tout de même que les précédentes.
Et pourceque le sang qui entre ainsi dans le coeur passe par ces deux bourses
qu'on nomme ses oreilles, de là vient que leur mouvement est contraire au sien,
et qu'elles se désenflent lorsqu'il s'enfle. Au reste, afin que ceux qui ne
connoissent pas la force des démonstrations mathématiques, et ne sont pas
accoutumés à distinguer les vraies raisons des vraisemblables, ne se hasardent
pas de nier ceci sans l'examiner, je les veux avertir que ce mouvement que je
viens d'expliquer suit aussi nécessairement de la seule disposition des organes
[179] qu'on peut voir à l'oeil dans le coeur, et de la chaleur qu'on y peut
sentir avec les doigts, et de la nature du sang qu'on peut connoître par expérience,
que fait celui d'un horloge, de la force, de la situation et de la figure de ses
contre-poids et de ses roues.
Mais si on demande comment le sang des veines ne s'épuise point, en coulant
ainsi continuellement dans le coeur, et comment les artères n'en sont point
trop remplies, puisque tout celui qui passe par le coeur s'y va rendre, je n'ai
pas besoin d'y répondre autre chose que ce qui a déjà été écrit par un médecin
d'Angleterre [_Hervaeus, de motus cordis_], auquel il faut donner la louange
d'avoir rompu la glace en cet endroit, et d'être le premier qui a enseigné
qu'il y a plusieurs petits passages aux extrémités des artères, par où le
sang qu'elles reçoivent du coeur entre dans les petites branches des veines,
d'où il va se rendre derechef vers le coeur; en sorte que son cours n'est autre
chose qu'une circulation perpétuelle. Ce qu'il prouve fort bien par l'expérience
ordinaire des chirurgiens, qui, ayant lié le bras médiocrement fort, au-dessus
de l'endroit où ils ouvrent la veine, font que le sang en sort plus abondamment
que s'ils ne l'avoient point lié; et il arriveroit tout le contraire s'ils le
lioient au dessous entre la main et l'ouverture, ou bien qu'ils [180] le
liassent très fort au-dessus. Car il est manifeste que le lien, médiocrement
serré, pouvant empêcher que le sang qui est déjà dans le bras ne retourne
vers le coeur par les veines, n'empêche pas pour cela qu'il n'y en vienne
toujours de nouveau par les artères, à cause qu'elles sont situées au dessous
des veines, et que leurs peaux, étant plus dures, sont moins aisées à
presser; et aussi que le sang qui vient du coeur tend avec plus de force à
passer par elles vers la main, qu'il ne fait à retourner de là vers le coeur
par les veines; et puisque ce sang sort du bras par l'ouverture qui est en l'une
des veines, il doit nécessairement y avoir quelques passages au-dessous du
lien, c'est-à-dire vers les extrémités du bras, par où il y puisse venir des
artères. Il prouve aussi fort bien ce qu'il dit du cours du sang, par certaines
petites peaux, qui sont tellement disposées en divers lieux le long des veines,
qu'elles ne lui permettent point d'y passer du milieu du corps vers les extrémités,
mais seulement de retourner des extrémités vers le coeur; et de plus par l'expérience
qui montre que tout celui qui est dans le corps en peut sortir en fort peu de
temps par une seule artère lorsqu'elle est coupée, encore même qu'elle fût
étroitement liée fort proche du coeur, et coupée entre lui et le lien, en
sorte qu'on n'eût aucun sujet d'imaginer que le sang qui en sortiroit vînt
d'ailleurs.
[181] Mais il y a plusieurs autres choses qui témoignent que la vraie cause de
ce mouvement du sang est celle que j'ai dite. Comme, premièrement, la différence
qu'on remarque entre celui qui sort des veines et celui qui sort des artères ne
peut procéder que de ce qu'étant raréfié et comme distillé en passant par
le coeur, il est plus subtil et plus vif et plus chaud incontinent après en être
sorti, c'est-à-dire étant dans les artères, qu'il n'est un peu devant que d'y
entrer, c'est- à-dire étant dans les veines. Et si on y prend garde, on
trouvera que cette différence ne paroît bien que vers le coeur, et non point
tant aux lieux qui en sont les plus éloignés. Puis, la dureté des peaux dont
la veine artérieuse et la grande artère sont composées montre assez que le
sang bat contre elles avec plus de force que contre les veines. Et pourquoi la
concavité gauche du coeur et la grande artère seroient-elles plus amples et
plus larges que la concavité droite et la veine artérieuse, si ce n'étoit que
le sang de l'artère veineuse, n'ayant été que dans les poumons depuis qu'il a
passé par le coeur, est plus subtil et se raréfie plus fort et plus aisément
que celui qui vient immédiatement de la veine cave ? Et qu'est-ce que les médecins
peuvent deviner en tâtant le pouls, s'ils ne savent que, selon que le sang
change de nature, il peut être raréfié par la chaleur du coeur plus ou moins
fort, et plus ou moins vite qu'auparavant ? [182] Et si on examine comment cette
chaleur se communique aux autres membres, ne faut-il pas avouer que c'est par le
moyen du sang, qui, passant par le coeur, s'y réchauffe, et se répand de là
par tout le corps: d'où vient que si on ôte le sang de quelque partie, on en
ôte par même moyen la chaleur; et encore que le coeur fût aussi ardent qu'un
fer embrasé, il ne suffiroit pas pour réchauffer les pieds et les mains tant
qu'il fait, s'il n'y envoyoit continuellement de nouveau sang. Puis aussi on
connoît de là que le vrai usage de la respiration est d'apporter assez d'air
frais dans le poumon pour faire que le sang qui y vient de la concavité droite
du coeur, où il a été raréfié et comme changé en vapeurs, s'y épaississe
et convertisse en sang derechef, avant que de retomber dans la gauche, sans quoi
i1 ne pourroit être propre à servir de nourriture au feu qui y est; ce qui se
confirme parce qu'on voit que les animaux qui n'ont point de poumons n'ont aussi
qu'une seule concavité dans le coeur, et que les enfants, qui n'en peuvent user
pendant qu'ils sont renfermés au ventre de leurs mères, ont une ouverture par
où il coule du sang de la veine cave en la concavité gauche du coeur, et un
conduit par où il en vient de la veine artérieuse en la grande artère, sans
passer par le poumon. Puis la coction comment se feroit-elle en l'estomac, si le
coeur n'y envoyoit de la chaleur par les artères, et avec cela [183] quelques
unes des plus coulantes parties du sang, qui aident à dissoudre les viandes
qu'on y a mises ? Et l'action qui convertit le suc de ces viandes en sang
n'est-elle pas aisée à connoître, si on considère qu'il se distille, en
passant et repassant par le coeur, peut-être plus de cent ou deux cents fois en
chaque jour ? Et qu'a-t-on besoin d'autre chose pour expliquer la nutrition et
la production des diverses humeurs qui sont dans le corps, sinon de dire que la
force dont le sang, en se raréfiant, passe du coeur vers les extrémités des
artères, fait que quelques unes de ses parties s'arrêtent entre celles des
membres où elles se trouvent, et y prennent la place de quelques autres
qu'elles en chassent, et que, selon la situation ou la figure ou la petitesse
des pores qu'elles rencontrent, les unes se vont rendre en certains lieux plutôt
que les autres, en même façon que chacun peut avoir vu divers cribles, qui, étant
diversement percés, servent à séparer divers grains les uns des autres? Et
enfin, ce qu'il y a de plus remarquable en tout ceci, c'est la génération des
esprits animaux, qui sont comme un vent très subtil, ou plutôt comme une
flamme très pure et très vive, qui, montant continuellement en grande
abondance du coeur dans le cerveau, se va rendre de là par les nerfs dans les
muscles, et donne le mouvement à tous les membres; sans qu'il faille imaginer
d'autre cause qui fasse que les [184] parties du sang qui, étant les plus agitées
et les plus pénétrantes, sont les plus propres à composer ces esprits, se
vont rendre plutôt vers le cerveau que vers ailleurs, sinon que les artères
qui les y portent sont celles qui viennent du coeur le plus en ligne droite de
toutes, et que, selon les règles des mécaniques, qui sont les mêmes que
celles de la nature, lorsque plusieurs choses tendent ensemble à se mouvoir
vers un même côté où il n'y a pas assez de place pour toutes, ainsi que les
parties du sang qui sortent de la concavité gauche du coeur tendent vers le
cerveau, les plus foibles et moins agitées en doivent être détournées par
les plus fortes, qui par ce moyen s'y vont rendre seules.
J'avois expliqué assez particulièrement toutes ces choses dans le traité que
j'avois eu ci-devant dessein de publier. Et ensuite j'y avois montré quelle
doit être la fabrique des nerfs et des muscles du corps humain, pour faire que
les esprits animaux étant dedans aient la force de mouvoir ses membres, ainsi
qu'on voit que les têtes, un peu après être coupées, se remuent encore et
mordent la terre nonobstant qu'elles ne soient plus animées; quels changements
se doivent faire dans le cerveau pour causer la veille, et le sommeil, et les
songes; comment la lumière, les sons, les odeurs, les goûts, la chaleur, et
toutes les autres qualités des objets extérieurs y peuvent imprimer diverses
idées, [185] par l'entremise des sens; comment la faim, la soif, et les autres
passions intérieures y peuvent aussi envoyer les leurs; ce qui doit y être
pris pour le sens commun où ces idées sont reçues, pour la mémoire qui les
conserve, et pour la fantaisie qui les peut diversement changer et en composer
de nouvelles, et, par même moyen, distribuant les esprits animaux dans les
muscles, faire mouvoir les membres de ce corps en autant de diverses façons, et
autant à propos des objets qui se présentent à ses sens et des passions intérieures
qui sont en lui, que les nôtres se puissent mouvoir sans que la volonté les
conduise: ce qui ne semblera nullement étrange à ceux qui, sachant combien de
divers _automates_, ou machines mouvantes, l'industrie des hommes peut faire,
sans y employer que fort peu de pièces, à comparaison de la grande multitude
des os, des muscles, des nerfs, des artères, des veines, et de toutes les
autres parties qui sont dans le corps de chaque animal, considéreront ce corps
comme une machine, qui, ayant été faite des mains de Dieu, est
incomparablement mieux ordonnée et a en soi des mouvements plus admirables
qu'aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes. Et je m'étois
ici particulièrement arrêté à faire voir que s'il y avoit de telles machines
qui eussent les organes et la figure extérieure d'un singe ou de quelque autre
animal sans raison, nous [186] n'aurions aucun moyen pour reconnoître qu'elles
ne seroient pas en tout de même nature que ces animaux; au lieu que s'il y en
avoit qui eussent 1a ressemblance de nos corps, et imitassent autant nos actions
que moralement il seroit possible, nous aurions toujours deux moyens très
certains pour reconnoître qu'elles ne seroient point pour cela de vrais hommes
: dont le premier est que jamais elles ne pourroient user de paroles ni d'autres
signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées
: car on peut bien concevoir qu'une machine soit tellement faite qu'elle profère
des paroles, et même qu'elle en profère quelques unes à propos des actions
corporelles qui causeront quelque changement en ses organes, comme, si on la
touche en quelque endroit, qu'elle demande ce qu'on lui veut dire; si en un
autre, qu'elle crie qu'on lui fait mal, et choses semblables; mais non pas
qu'elle les arrange diversement pour répondre au sens de tout ce qui se dira en
sa présence, ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire. Et le
second est que, bien qu'elles fissent plusieurs choses aussi bien ou peut-être
mieux qu'aucun de nous, elles manqueroient infailliblement en quelques autres,
par lesquelles on découvriroit qu'elles n'agiroient pas par connoissance, mais
seulement par la disposition de leurs organes : car, au lieu que la raison est
un instrument universel qui peut servir en toutes sortes [187] de rencontres,
ces organes ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque action
particulière; d'où vient qu'il est moralement impossible qu'il y en ait assez
de divers en une machine pour la faire agir en toutes les occurrences de la vie
de même façon que notre raison nous fait agir. Or, par ces deux mêmes moyens,
on peut aussi connoître la différence qui est entre les hommes et les bêtes.
Car c'est une chose bien remarquable qu'il n'y a point d'hommes si hébétés et
si stupides, sans en excepter même les insensés, qu'ils ne soient capables
d'arranger ensemble diverses paroles, et d'en composer un discours par lequel
ils fassent entendre leurs pensées; et qu'au contraire il n'y a point d'autre
animal, tant parfait et tant heureusement né qu'il puisse être, qui fasse le
semblable. Ce qui n'arrive pas de ce qu'ils ont faute d'organes : car on voit
que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et
toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c'est-à-dire en témoignant qu'ils
pensent ce qu'ils lisent; au lieu que les hommes qui étant nés sourds et muets
sont privés des organes qui servent aux autres pour parler,- autant ou plus que
les bêtes, ont coutume d'inventer d'eux-mêmes quelques signes, par lesquels
ils se font entendre à ceux qui étant ordinairement avec eux ont loisir
d'apprendre leur langue Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont
moins de raison que les hommes, mais qu'elles n'en ont point du tout : car on
voit qu'il n'en faut que fort peu pour savoir parler; et d'autant qu'on remarque
de l'inégalité entre les animaux d'une même espèce, aussi bien qu'entre les
hommes, et que les uns sont plus aisés à dresser que les autres, il n'est pas
croyable qu'un singe ou un perroquet qui seroit des plus parfait. de son espèce
n'égalât en cela un enfant des plus stupides, ou du moins un enfant qui auroit
le cerveau troublé, si leur âme n'étoit d'une nature toute différente de la
nôtre. Et on ne doit pas confondre les paroles avec les mouvements naturels,
qui témoignent les passions, et peuvent être imités par des machines aussi
bien que par les animaux; ni penser, comme quelques anciens, que les bêtes
parlent, bien que nous n'entendions pas leur langage. Car s'il étoit vrai,
puisqu'elles ont plusieurs organes qui se rapportent aux nôtres, elles
pourroient aussi bien se faire entendre à nous qu'à leurs semblables. C'est
aussi une chose fort remarquable que, bien qu'il y ait plusieurs animaux qui témoignent
plus d'industrie que nous en quelques unes de leurs actions, on voit toutefois
que les mêmes n'en témoignent point du tout en beaucoup d'autres : de façon
que ce qu'ils font mieux que nous ne prouve pas qu'ils ont de l'esprit, car à
ce compte ils en auroient plus qu'aucun de [189] nous et feroient mieux en toute
autre chose; mais plutôt qu'ils n'en ont point, et que c'est la nature qui agit
en eux selon la disposition de leurs organes : ainsi qu'on voit qu'un horloge,
qui n'est composé que de roues et de ressorts, peut compter les heures et
mesurer le temps plus justement que nous avec toute notre prudence.
J'avois décrit après cela l'âme raisonnable, et fait voir qu'elle ne peut
aucunement être tirée de la puissance de la matière, ainsi que les autres
choses dont j'avois parlé, mais qu'elle doit expressément être créée; et
comment il ne suffit pas qu'elle soit logée dans le corps humain, ainsi qu'un
pilote en son navire, sinon peut-être pour mouvoir ses membres, mais qu'il est
besoin qu'elle soit jointe et unie plus étroitement avec lui, pour avoir outre
cela des sentiments et des appétits semblables aux nôtres, et ainsi composer
un vrai homme. Au reste, je me suis ici un peu étendu sur le sujet de l'âme,
à cause qu'il est des plus importants : car, après l'erreur de ceux qui nient
Dieu, laquelle je pense avoir ci-dessus assez réfutée, il n'y en a point qui
éloigne plutôt les esprits foibles du droit chemin de la vertu, que d'imaginer
que l'âme des bêtes soit de même nature que la nôtre, et que par conséquent
nous n'avons rien ni à craindre ni à espérer après cette vie, non plus que
les mouches et les fourmis; au lieu que lorsqu'on sait [190] combien elles diffèrent,
on comprend beaucoup mieux les raisons qui prouvent que la nôtre est d'une
nature entièrement indépendante du corps, et par conséquent qu'elle n'est
point sujette à mourir avec lui; puis, d'autant qu'on ne voit point d'autres
causes qui la détruisent, on est naturellement porté à juger de là qu'elle
est immortelle.
SIXIEME
PARTIE
Or il y a maintenant trois ans que j'étois parvenu à la fin du traité qui
contient toutes ces choses, et que je commençois à le revoir afin de le mettre
entre les mains d'un imprimeur, lorsque j'appris que des personnes à qui je défère,
et dont l'autorité ne peut guère moins sur mes actions que ma propre raison
sur mes pensées, avoient désapprouvé une opinion de physique publiée un peu
auparavant par quelque autre, de laquelle je ne veux pas dire que je fusse; mais
bien que je n'y avois rien remarqué avant leur censure que je pusse imaginer être
préjudiciable ni à la religion ni à l'état, ni par conséquent qui m'eût
empêché de l'écrire si la raison me l'eût persuadée; et que cela me fit
craindre qu'il ne s'en trouvât tout de même quelqu'une entre les miennes en
laquelle je me fusse mépris, nonobstant le grand soin que [191] j'ai toujours
eu de n'en point recevoir de nouvelles en ma créance dont je n'eusse des démonstrations
très certaines, et de n'en point écrire qui pussent tourner au désavantage de
personne. Ce qui a été suffisant pour m'obliger à changer la résolution que
j'avois eue de les publier; car, encore que les raisons pour lesquelles je
l'avois prise auparavant fussent très fortes, mon inclination, qui m'a toujours
fait haïr le métier de faire des livres, m'en fit incontinent trouver assez
d'autres pour m'en excuser. Et ces raisons de part et d'autre sont telles, que
non seulement j'ai ici quelque intérêt de les dire, mais peut-être aussi que
le public en a de les savoir.
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